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Épisode #6 - Dialogue avec les autres : développer des outils pour une communication efficace

Sections

 

Animatrice : Sophie Thériault 

Invités : Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey

 

Résumé

Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey décortiquent le thème Dialoguer avec les autres, élargir ses outils pour une communication efficace, quels que soient les publics et les médias. M. Nadeau est professeur d’histoire et de philosophie et M. Gagnon Chainey s’intéresse à la littérature en lien avec le corps et la maladie. La communication prend pour eux des avenues inédites. Ils sont d’avis que la multiplicité des points de vue est fondamentale pour des débats sains et assumés tout en admettant que des espaces plus clos permettent d’explorer certaines questions de manière plus favorable.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Elliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Il me fait plaisir, aux fins de cet épisode sur le thème Dialoguer avec les autres, élargir ses outils pour une communication efficace, quels que soient les publics et les médias, de m'entretenir avec deux membres de la communauté reconnus pour la qualité exceptionnelle de leur parcours de communicateurs auprès de publics variés, soit Christian Nadeau, fellow 2019 de la Fondation, et Benjamin Gagnon Chainey, boursier 2017. 

Christian Nadeau est professeur titulaire au Département de philosophie de l'Université de Montréal, où il enseigne l'histoire des idées politiques et la philosophie morale et politique contemporaine. Auteur d'une dizaine de livres et de nombreux articles scientifiques, ses recherches portent sur la philosophie morale entourant la question de la responsabilité et sur la philosophie politique à l'égard des théories de la démocratie.
Militant pour la justice sociale et la démocratie, il a publié plusieurs essais destinés à un large public, en plus d'intervenir régulièrement dans les débats de société.

Benjamin Gagnon Chainey est doctorant en littérature de langue française à l'Université de Montréal et à l'Université de Nottingham Trent au Royaume-Uni. Son parcours original le situe au confluent du monde médical et de la littérature. Suivant une carrière d'athlète de haut niveau, en plongeon, Benjamin Gagnon Chainey entame en 2005 une carrière de physiothérapeute. Après avoir découvert dans la littérature un riche matériau pour donner voix aux enjeux quotidiens du clinicien, Benjamin accomplit
des études en littérature de langue française au cours desquelles se raffermit sa conviction d'une synergie entre lettres et monde médical. À travers son travail, Benjamin Gagnon Chainey espère promouvoir des dialogues engagés entre écrivains, universitaires, patients et professionnels de la santé autour de l'évolution de l'empathie, et ce, au profit de l'humanisation continue de la relation de soin.

Christian Nadeau et Benjamin Gagnon Chainey, merci d'être avec nous aujourd'hui. 
Alors pour commencer, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec la thématique de cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur
de votre travail ? Benjamin Gagnon Chainey ?

Benjamin Gagnon Chainey 
Merci beaucoup, Sophie. Merci de l'invitation. Je suis très content d'être ici avec Christian Nadeau et vous pour parler de ce sujet important. Donc, comme vous aviez dit, j'ai une carrière de physiothérapeute, et je me suis beaucoup intéressé tout d'abord au corps en mouvement, au corps souffrant sous sa forme plus médicale, au niveau de la réadaptation, je pourrais dire. Et avec la littérature, je m'intéresse aussi aux manifestations du corps dans la littérature, mais aussi au langage littéraire en tant qu’art, sur la forme des langages. 

Pour moi, en littérature, c'est extrêmement important, toute cette exploration et toute cette analyse de la littérature comme une façon de trouver les bons mots pour dire les choses et aussi pour être fidèle à des réalités qui sont aussi très ambivalentes, complexes et parfois aussi bouleversantes comme l'expérience de la maladie. Mon travail en littérature se situe sur l'expérience de la maladie à travers la littérature : cette mise en récit de la maladie, mais aussi cette écriture du témoignage et cette écriture qui permet un partage entre le sujet écrivant et un public.

Donc, pour moi, la littérature, ce n'est pas seulement lire des livres, c'est aussi accéder à l'espace de la parole et aussi partager sa propre réalité avec celle d'un autre, et inversement d'ouvrir sa propre réalité à celle des autres par cet art des langages qu’est la littérature. Tout mon travail de thèse, mais aussi des projets qui sont peut-être un peu parallèles à mon travail strictement de recherche littéraire tournent autour de faire le pont entre l'expérience de la maladie par la littérature et aussi cette notion de relations de soins, donc un soin à soi, mais aussi un soin à l'autre, mais aussi l'idée que le soin, et là, j'entends le soin sous toutes ses formes… Mon but a été vraiment de décloisonner le soin du monde hospitalier, de la sphère médicale, pour adopter le soin sous toutes ses formes, donc vraiment comme une idée de relations, de rencontres entre des corps, des langages et des réalités différentes. Et aussi cette idée que la relation de soin est toujours un moment très important, où il s'agit d'inventer cette scène, donc justement avec la littérature, mais aussi avec de l'expertise en narration, en narrativité, tout ça, qu'on emprunte aussi à la médecine narrative qui a été développée aux États-Unis, on essaie de créer, ces ponts-là, entre ces réalités-là, par le langage. Actuellement, je peux finir là-dessus, mon travail m'a amené à être chargé de projet à la Chaire McConnell de l’Université de Montréal sur les récits du don et de la vie en contexte de soins. Elle est codirigée par trois personnes fantastiques qui sont la néphrologue Marie-Chantal Fortin, l'écrivaine et professeure de littérature Catherine Mavrikakis et le professeur de littérature Simon Harel. La Chaire McConnell se veut justement un lieu de rencontre et de co-création entre des patients qui ont soit reçu ou donné un organe, mais aussi des soignants, des littéraires, des écrivains et des artistes.
Donc, avec la Chaire McConnell, nous avons créé, si l’on veut, un espace d'hospitalité où différentes réalités sur le don mais aussi sur le soin se rencontrent et dialoguent ensemble, toujours à travers la littérature.

Christian Nadeau
Je vais poursuivre. Merci aussi pour l'invitation. Donc, je suis comme vous l'avez dit, professeur de philosophie politique et de philosophie morale. À l'origine, j'étais plutôt un historien des idées politiques, et ma carrière a évolué assez rapidement. En fait, dès que je suis entré en fonction, de par le genre de cours que j'ai été amené à enseigner, puis par un certain nombre aussi d'interventions publiques très tôt au début de ma carrière, notamment au niveau des interventions internationales militaires du Canada, au moment du conflit en Afghanistan par exemple…
C'est ce qui m'a amené à me situer davantage dans une réflexion disons contemporaine, c’est-à-dire de travailler davantage sur les questions des enjeux touchant l'actualité de manière immédiate, dans certains cas; dans d'autres cas, par l'intermédiaire, disons d’une réflexion plus générale, plus abstraite, sur les fondements de la démocratie, de la justice sociale, ce genre de choses et pour répondre de façon un peu plus précise à votre question. C'est ce qui m'a amené à un certain nombre de, non seulement d’interventions publiques dans les médias, mais aussi à, disons, prendre part de manière active au débat public, notamment par l'intermédiaire d'organisations comme la Ligue des droits et libertés, dont j'ai été l'un des présidents, mais dont j'ai été surtout un membre actif au sein du conseil d'administration et du conseil exécutif.

L'ensemble de ces dynamiques s'articule autour de deux grandes notions. La première, ce serait celle de, je dirais, de rapports sociaux conflictuels, c’est-à-dire de la manière dont on doit penser les rapports d'opposition à l'intérieur d'une société, les désaccords profonds qu'il y a à l'intérieur d'une société. L'histoire de la philosophie politique pour faire un petit pas en arrière, en général, est très… La plupart des auteurs sont très sceptiques ou très prudents par rapport à la question du conflit civil qu'ils voient comme étant les prémices de la guerre civile. Même les théories de la démocratie actuelle sont plutôt dans l'ordre du consensus, alors que j'essaie de voir dans quelle mesure est-ce qu'il y a des mouvements oppositionnels qui ont tout à fait leur légitimité, sans dire que le conflit en lui-même a sa légitimité. Ce qui m'intéresse, en fait, c'est de montrer que lorsqu'il y a opposition frontale, ça ne veut pas dire que cette opposition devrait être vue comme étant un déni de démocratie, bien au contraire.

De l'autre côté, sur l'autre axe de recherche (qui peut paraître un peu paradoxal puisque d'un côté, j'essaie de voir d'une certaine manière le pluralisme inhérent à nos sociétés), ce qui m'intéresse, c'est la notion de responsabilité collective. Dans quelle mesure est-ce qu'il y a quelque chose comme une responsabilité collective ?

Alors ça, c'est ce qui m'a amené beaucoup à travailler sur les théories de la guerre juste, qu'on appelle aussi les théories de la justice d'après-guerre. De penser par exemple à : « Quels sont les types de responsabilités ? » L’exemple le plus classique, c'est : « Y a-t-il une responsabilité du peuple allemand à l'égard des événements qui se sont produits, des atrocités qui se sont produites avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale ? »

Mais ça peut être aussi des considérations comme la question de la responsabilité collective par rapport à des crises comme celle que nous vivons, en ce moment, au niveau des soins de santé ou de tout ce qui touche à la vaccination. Pourquoi je dis qu'il peut y avoir un apparent paradoxe ? C'est qu’on pourrait croire que d'un côté, je favorise une forme de pluralisme, alors que de l'autre côté, je pense les choses en bloc, alors que justement, la responsabilité collective, pour moi, est beaucoup plus audible à partir du moment où l’on entend l'ensemble des parties, où il y a un véritable dialogue social, y compris un dialogue oppositionnel entre les parties.

Et je dirais que mon travail de communication se situe là. Pour moi, en fait, l'important était de montrer que, d'une part, un certain nombre d'enjeux demandent un éclairage qui passe aussi par une analyse des concepts et des notions qu'on utilise dans le débat public, mais aussi de favoriser, disons, une appropriation de ces outils, et de différentes formes de discours par différents mouvements à l'intérieur de la société.
J'ai travaillé beaucoup avec, par exemple, les organisations syndicales, afin de favoriser une appropriation de la parole, une appropriation qui ne soit justement pas une délégation. J'ai beaucoup critiqué à l'intérieur du monde démocratique que nous connaissons, mais aussi à l'intérieur des institutions qui utilisent les modalités de démocratie dont je ne nie pas la valeur. Mais je crois qu'elles ne sont pas suffisantes, tout ce qui est de l'ordre, de simplement de la délégation, des pouvoirs ou de la représentation des pouvoirs. Ce qui m'intéresse, c'est de montrer aussi qu'il n'y a pas de démocratie sans participation. Et là, vous voyez le lien entre la responsabilité collective d'un côté et ce que j'appellerais une forme de démocratie pluraliste, de l'autre. Et mon travail se situe à la fois dans un cadre de recherche, mais aussi dans un cadre qui vise à donner des outils ou en tout cas favoriser la prise de possession d'outils que j'estime être de l'ordre de la philosophie pour le débat public, non pas simplement par moi-même, mes représentations, mais aussi par disons la manière dont je vais essayer de faire en sorte que ces outils conceptuels soient aussi appropriés par les différents membres de la société civile.

Pour conclure, l’on dit souvent qu'il faut décloisonner l'université. Pour moi, ça signifie deux choses. Ça signifie décloisonner la recherche, mais ça signifie aussi décloisonner l'enseignement. Malgré tout ce qu'on peut dire, l'enseignement est souvent perçu comme non pas une espèce de parent pauvre, mais de démarche obligée si vous voulez, alors que je considère que l'enseignement, au contraire, est vraiment central à ma carrière, à la fois dans le type d'intervention que j'essaie de faire, mais aussi dans mon travail de tous les jours à l'université.

Sophie
Merci beaucoup. Vous présentez tous deux des perspectives, des pratiques très favorable à la démocratisation du savoir, à l'ouverture de la communication à propos de la recherche, qui sont très pertinentes pour les défis d'aujourd'hui.

Et à votre avis, quelle est l'importance de pouvoir encourager les échanges entre différentes communautés ainsi que d’y participer – tant dans les sphères universitaires professionnelles qu'à l'extérieur de celles-ci ? Et pourquoi le faites-vous ?

Benjamin
Oui, c'est une autre question extrêmement importante. Comme je l'expliquais au tout début, je m'intéresse surtout à cette expérience de la maladie, de la douleur, du deuil et à tous les défis, intimes et collectifs que ça présuppose. Mais cette réalité-là, évidemment, elle n'est pas univoque. Il y a autant de réalités qu’il y a d'individus. Je vois vraiment la réalité comme une espèce de confluence d'une multitude de réalités différentes. Non seulement est-on dans une espèce de conception plurielle de la réalité, mais aussi mouvante dans le temps. Une réalité peut être, par exemple dans, justement, un moment précis de l'expérience de la maladie, d'une telle chose. Mais il faut aussi, selon moi, s'ouvrir à la pluralité, mais aussi à cette instabilité-là du savoir et de l'expérience. Il y a une modulation constante, de ce qui compose la réalité chez les individus, dans les langages, mais aussi dans l'espace-temps.

Pour moi, c'est vraiment important, cet échange des perspectives et cette espèce de rencontre des perspectives pour penser ce mouvement-là. Personnellement, j’essaie toujours dans ma recherche d'avoir une approche heuristique, qui ne cherche pas à cristalliser les savoirs ou à consolider les avoirs des savoirs, mais à les mettre en mouvement. Et j'utilise souvent la métaphore de la chorégraphie avec mes étudiantes, mes étudiants, pour dire que finalement, c'est de faire bouger les savoirs les uns par rapport aux autres. Et finalement, on recrée le sens dans l'espace-temps, mais aussi dans le corps et dans le langage. Autre chose qui est capitale, dans la rencontre de différentes réalités d'échange aussi de plus de gens différents possible, c'est de mettre en lumière les moments où le sens se défait.

Justement à l'université, on construit les savoirs. On tente de construire du sens, mais l'expérience de la maladie a ça de particulier qu’il s’agit d’un moment de crise, où le savoir, le sens de notre vie, par exemple, notre vie intime se défait, donc on est soudainement confrontés à des zones d'ombre, des zones d'ambivalence, d'inquiétude, de désespoir même. Et la littérature, justement, comme je le disais tantôt avec l'écriture du témoignage, l'écriture, l'expérience vécue permet non pas de nécessairement lutter contre ces zones d'ombre, comme le disait tantôt Christian au sujet de cette dynamique oppositionnelle, mais de savoir un peu cohabiter avec un peu cette crise qui est en cours, de savoir vivre un peu dans des zones où la certitude est mise à mal et où la connaissance se défait. Et le littéraire, finalement, en travaillant sur la forme du langage, tout ça, réussit à recréer du sens, ou du moins à montrer comment ça fonctionne. Ce qui est important avec la littérature aussi, c'est qu’elle n’a pas pour but nécessairement de guérison, de résoudre les problèmes, mais d'essayer de voir comment cette réalité-là fonctionne, au niveau performatif. Puis je terminerais peut-être en parlant de ce décloisonnement dont parle Christian. Que je trouve très important. D'autant plus maintenant, où on est un peu tous isolés par la force des choses, mais oui, décloisonner la recherche, décloisonner l'enseignement, mais aussi d'être toujours au plus près de son sujet ou de ses objets de recherche. Avec la littérature, si par exemple, je restais seulement dans mes livres pour étudier l'expérience de ce qu'est être sidéen ou de ce qu'est être handicapé ou de ce qu’est vivre un deuil…
Je vais à la rencontre des gens qui vivent bel et bien ces événements-là pour avoir leur point de vue ainsi, et enrichir justement la littérature. Ce n'est pas la panacée, mais c'est l'idée de toujours aller dans cette espèce de rencontre pour créer la relation et ensuite d’essayer d'y voir un peu plus clair.

Christian
Alors, je vais poursuivre. Ma première question anticipait sur celle que je vais vous donner maintenant. J'ai toujours essayé de travailler de façon justement à permettre vraiment la plus grande communication possible, encore une fois à deux niveaux. Disons au niveau de la pratique et au niveau de la théorie. Donc, ça peut paraître un peu facile à dire comme ça, mais je vais essayer d'expliquer en quoi ce n'est pas simplement un truisme, mais c'est vraiment un défi. Pour ce qui est de la pratique, je dirais que ça se vérifie, comme je le disais tout à l'heure, par les différentes activités militantes auxquelles j'ai pu participer. La plupart des ateliers que j'ai faits avec les organisations syndicales ou avec différents mouvements sociaux portaient sur des questions de démocratie participative et de débat public. C’est-à-dire : « Comment est-ce qu'il est possible d'avoir ce que nous appelons en philosophie politique une démocratie délibérative, la recherche des meilleurs arguments, la transparence des principes, et ainsi de suite ? » Tout cela, en supposant aussi qu'il peut y avoir désaccord profond. En général, la démocratie délibérative cherche plutôt la voie du consensus. Et ce que je remarque en fait, c'est que dans certains cas, le dialogue peut être fructueux s’il sert en gros à dire que, au moins, nous sommes d'accord que nous ne sommes pas d'accord. Ils permettent d'identifier les termes du désaccord et de montrer que ce désaccord n'est pas fondé sur un simple malentendu, par exemple. 
Ce qui est déjà me semble-t-il un grand gain, ça peut aller plus loin. Il peut y avoir aussi un refus de dialogue. Mais ce refus de dialogue, d'une certaine manière, est lui-même un geste, un acte de langage performatif. C’est-à-dire que lorsque je refuse de prendre part à un débat, je prends déjà la parole, je m'oppose à quelque chose.
Et ce n'est pas simplement par indifférence, c'est tout simplement parce que je refuse par exemple de dialoguer avec ceux et celles qui me nient. On pourrait supposer, par exemple, que je refuse de prendre part à une discussion publique parce que justement, les personnes qui sont présente sont d'emblée, disons, vouées à la négation, voire même au refus de reconnaissance de la personne que je suis ou de la personne d'une autre qui, pour une raison ou une autre, serait d'emblée disqualifiée, par exemple en raison de sa racialisation ou en raison de son genre, et ainsi de suite.

Ce que j'essaie de faire aussi, c'est que, à l'intérieur même de mon enseignement, j'essaie de maximiser les échanges. Donc, très souvent les étudiants et les étudiantes ont déjà un texte en fonction duquel il sera possible de discuter. J'ouvre la séance presque immédiatement par : « Alors, qu'est-ce que vous en avez pensé ? Qu'est-ce qui vous a interpellé ? Quels sont les arguments qui vous ont frappés ? Et je vais même, par exemple, dans le cadre de mon travail maintenant, depuis quelques années, j’exige des fiches de lecture dont une partie est réservée aux questions qu’on aimerait soulever en classe. J'ai été très surpris de voir à quel point ça marche bien. L'an dernier, alors que j'ai eu des plus grands groupes dans les dernières années… Des cours en ligne, en plus. On était, je crois qu'on était environ 150 étudiants. C'était assez frappant de voir le taux de participation des étudiants. En somme, la séance pratiquement y passait, c’est-à-dire que j'ai fait une séance de cours magistral en mode – avec le vocabulaire d'aujourd'hui –asynchrone. Et j'ai donné une autre séance qui était en direct, essentiellement un échange avec les étudiants. Donc, j'essaie vraiment de conjuguer ces différents éléments pratiques. 

Et ce que je dirais, pour conclure, c'est qu’au sein de la société, me semble-t-il, nous avons un très sérieux problème par rapport à la manière même dont nous concevons le débat. Soit il est vu comme étant trop frileux, soit au contraire, il est vu comme étant beaucoup trop exigeant. Là, on a fait toute une cabale contre le mouvement Woke en disant que ces gens-là empêchaient le débat, qu’ils limitaient la liberté d'expression, etc. Il y a toute une espèce de représentation complètement fantasmagorique sur la liberté d'expression alors que les vrais problèmes dans le fond viennent du fait que, d'une part, il y a un problème d'appropriation de l'espace public et ça, c'est quelque chose qui est extrêmement important. Il y a un problème d'éducation à l'espace public. Ça aussi, je pense que c'est quelque chose d'extrêmement important. Et l'autre chose, je dirais, c'est que de la même façon que nous avons tendance en démocratie, à penser en termes de délégation de pouvoir ou en termes de représentation, de la même façon, pour le débat public, nous avons aussi tendance à vouloir chercher des représentants et des experts, etc. Je ne nie pas encore une fois leur importance. Mais on ne peut absolument pas considérer qu'un débat public se situe uniquement entre des personnes qualifiées ou par exemple des vedettes qui n'auraient d'autres qualifications que celles d'être une vedette. Et là, en ce sens-là, je crois que c'est extrêmement important qu'on mobilise de nombreux instruments de la société pour que le débat aille plus loin que, par exemple, ce qu'on peut voir sur les réseaux sociaux qui, à mon sens, est vraiment très, très, très pauvre.

Sophie
Ce qui m'amène à ma prochaine question. J'ai posé la question du pourquoi le faites-vous et peut-être maintenant de manière plus pragmatique : « Comment le faites-vous alors ? Quels sont les différents médias ou plateformes créative qui peuvent servir à démocratiser le savoir en dehors de la communauté universitaire et que vous trouvez particulièrement efficaces compte tenu des fins poursuivies par votre travail ? »

Benjamin
Merci. Christian parlait à juste titre de cette idée d'espaces publics, de débats tout ça. Et c'est sûr que je pense que c'est en plus le thème de cette série de balados, Espaces de courage. Donc, l'idée, c'est que justement, il faut réussir à travailler fort pour créer ce genre d'espace par rapport à ce que je disais précédemment sur la co-création de récits de don d'organe et d'expérience de la maladie. La Chaire McConnell a créé un site Web qui s'appelle l'Organon. C’est un petit peu un clin d'œil à cette idée de rassemblement de documents différents. Tout ça, donc. L'organon.ca. Je pourrais donner l'adresse peut-être, mais qui se veut justement un espace de recherche et de création où on désire faire cohabiter une multitude d'expériences, de perspectives, de savoirs. Cette idée d'hospitalité à pas seulement oui, évidemment, il y a cette connotation de bienveillance, mais aussi d'hospitalité, dans le sens où on accueille finalement une multiplicité, comme je le disais tout à l'heure, de points de vue et sans juger d'emblée sur une certaine valeur, par exemple académique ou littéraire.
Sur ce site, on a, par exemple, des articles qui sont plus scientifiques, qui sont plus en littérature, en philosophie du soin, qui cohabitent avec des créations de gens qui ont été transplantés ou qui ont donné, par exemple, un rein. Au début, ce projet-là de la Chaire McConnell est parti de l'expérience du don, de la réception si on veut d’un rein, et on a ouvert pour intégrer des gens qui avaient vécu l'expérience de la transplantation du cœur, du poumon, etc. Oui, on a un point de départ, mais après, ça, c'est de créer une sorte de ramification pour vraiment toujours élargir le réseau avec - on l'a vu ici - ce clin d’œil à l'idée d'organes. Des gens qui ont subi une transplantation de poumon comparativement à un rein, c’est une expérience très différente. Donc, ça nous permet non seulement d'en apprendre davantage sur l'expérience de l'autre, mais ça remet en lumière aussi des pans qui, par exemple, étaient incertains ou inquiétants de notre propre expérience.

J'arrive encore à cette idée de rencontre, des perspectives de mise en mouvement, des perspectives. Je pense qu'il faut créer des plateformes. Donc, on aurait cette plate-forme, il y en aurait une multitude d'autres. Moi, je ne suis pas très technologique à la base, mais c'est toujours l'idée de créer des endroits où il y a plusieurs perspectives qui cohabitent.

Il y a les récits de patients sur ce site. On a aussi fait des ateliers avec des soignants, des médecins spécialistes, des psychologues, des intervenants spirituels, des physiothérapeutes, orthophonistes, ergothérapeutes, etc. Donc aussi, cette idée de multidisciplinarité dans la culture hospitalière, qui rencontre celle des patients. Et avec ça, on a invité différents artistes. Encore une fois, ce n'est pas que des littéraires, il y a des bédéistes, on a des vidéastes, on a des marionnettistes, des chorégraphes aussi, qui sont venus, donc toujours dans cette idée-là de rassembler des gens pour avoir au final une création qui est le plus vivante possible, qui est le plus en mouvement possible.

Je crois que c'est à ça aussi qu'il faut s'astreindre : créer des espaces. Il était question tantôt de Facebook. Des fois, oui, on va sur Internet et les réseaux sociaux, et c’est non seulement décourageant, mais aussi il y a un ton qui est employé qui, je pense, est très problématique dans le sens où il y a beaucoup de haine, il y a beaucoup de violence.
Donc, l'idée est d'aménager des espaces où les différences peuvent se rencontrer sans nécessairement se choquer, et voyez-vous, sans nécessairement rester perméables l’une à l'autre. Il faut créer des rassemblement, mais aussi où il va y avoir un échange réciproque, qui va être fructueux pour la suite. C'est ça qui est important. C'est tout un défi. Mais je pense que c'est vers ça qu'il faut tendre.

Christian
Tout à l'heure, j'ai émis mes réserves par rapport aux réseaux sociaux. Je ne voudrais pas non plus jeter le bébé avec l'eau du bain. Je pense que les réseaux sociaux vont conduire dans certains cas à un genre de clivages. Et surtout, disons à la propagation d'une violence sociale de manière exacerbée. Par ailleurs, je pourrais citer la manière dont vont utiliser les réseaux sociaux différents intellectuels autochtones, notamment des gens qui ont été associés à la Fondation Trudeau, qui vont utiliser les réseaux sociaux de façon à faire en sorte que l'information soit diffusée, soit accessible et qu'il y ait véritablement, disons, un réseau d'information parallèles.

Et dans certains cas, c'est extraordinairement efficace, parce que ça permet, par exemple, de couvrir des questions qui sont ignorées par les grands médias. Et ça me paraît extrêmement important. Il existe aussi différentes plates-formes qui sont exceptionnelles. Je pense par exemple aux modèles des podcasts.

Et ce qui me semble aussi très important, c'est de voir que là encore, ce n'est pas simplement l'information en tant que telle, mais vraiment la mise en place des éléments qui vont favoriser un meilleur débat public. Pour donner un exemple de podcasts, je pense à Media Indigena, auquel je suis abonné depuis deux ans environ.

Et là encore, c'est une source d'information et d'analyse qui m'apparaît absolument exceptionnelle et que je n'aurais pas pu trouver ailleurs. Je pense aussi qu'il faut multiplier les instances de délibération, c’est-à-dire que très important qu'il y ait des endroits qui soient archivés, comme par exemple pour ce qui est des podcasts ou ce genre de choses.

Mais il doit y avoir aussi un espace où, en fait, la délibération est encouragée. D'une certaine manière, je dirais non pas pour elle-même, parce que ça peut donner l'impression de vouloir parler pour parler, mais vraiment qu’il y ait des habilités à la discussion qui soient développées. Des habilités à l'auto-expertise des arguments, des informations. Et ça, c'est par les échanges qui se font à l'intérieur des groupes. Je pense que ça demande un peu de patience. Ça demande aussi le courage de la part, disons, de certains milieux médiatiques pour mettre en place ce genre de mécanisme. Et je dirais que ça se vérifie aussi à l'intérieur de la plupart des organisations que nous avons, c’est-à-dire qu’il doit y avoir la mise en place de mécanismes d'échange et dans certains cas… Je sais qu’on parle beaucoup d'espaces de courage, mais je suis très favorable à ce qu'il y ait aussi des espaces qui soient privilégiés, des espaces clos qui permettent une discussion protégée en fonction d'une certaine expertise.

Alors tout à l'heure, j'ai dit que nous devrions éviter de tout donner aux experts. Mais inversement, il serait totalement absurde de vouloir, par exemple, ne pas reconnaître l'expertise, par exemple de Benjamin ou celle d'autres personnes sur des enjeux. Et il est normal que dans ce cas-là, des individus travaillent ensemble dans des cercles plus ou moins fermés, mais si cela est vrai, alors c'est vrai aussi, par exemple pour des organisations féministes, des groupes féministes, qui vont juger qu'il est nécessaire d'avoir des espaces fermés de façon à pouvoir mieux cibler certains éléments de façon à ne pas avoir à chaque fois à se justifier ou surtout de ne pas avoir à répondre d'accusations de toutes sortes au lieu de se concentrer sur ce que qui est beaucoup plus plus important.

Il faut le voir de façon très modulable, en fait. Et là, il y a toute une réflexion sur ce qu’on pourrait appeler une forme de design des institutions, qui doit être faite au niveau des mécanismes de participation. Il y a beaucoup de travail qui a été fait là-dessus ces dernières années, je dirais ces trente dernières années. Malheureusement, ce travail n'est peut-être pas encore totalement visible et souvent, il a un peu contre lui l'idée que la délibération se fait beaucoup mieux entre petits groupes qu’entre grands groupes et alors, dès lors qu'il s'agit de penser des problèmes, par exemple un problème comme celui de la gestion du système de santé à l'épreuve avec la pandémie, là, tout à coup, c'est comme si ça relevait de l'ordre de l'impossible alors que je crois que c'est possible. Et je crois que là, le courage doit être moins individuel, qu’institutionnel, c’est-à-dire qu’il faut penser des mécanismes qui rendent cela possible.

Sophie
Merci. Vous avez déjà en partie répondu à ma prochaine question. Suivant vos expériences, quels sont les principaux défis à relever pour rendre la recherche accessible aux communautés, aux individus et aux leaders qui pourraient être touchés par les résultats de celle-ci ?

Benjamin
Merci pour cette question, qui est aussi très importante. Dans ma perspective littéraire, je dirais que, tout d'abord, il faut démystifier non seulement les domaines d'études, donc moi, je veux parler pour la littérature. La question pourrait être abordée pour la philo, mais la littérature est considérée souvent un petit peu de manière comme si c'était de la haute culture. Il faut avoir lu Flaubert, il faut avoir lu les classiques. Oui, bon, on s'intéresse beaucoup à cette littérature canonique de grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, oui, mais il faut aussi démystifier la littérature, comme je le disais tantôt, qui est aussi un travail sur les langages, sur l'art du langage.

Et aussi comment ce langage-là parle à un côté affectif chez les individus. Comme par exemple, dans nos ateliers de création avec les patients, les soignants et tout ça, ce qu'on essaye de montrer, c'est aussi de faire avec eux vraiment… de mettre la main à la pâte et de voir comment le texte fonctionne, mais aussi comment il nous touche, donc de pas arriver nécessairement avec une grande connaissance littéraire définie sur la critique, sur la théorie, sur l'histoire de la littérature. Tantôt j'ai parlé de narrativité, donc ne pas arriver avec des espèces de concepts théoriques qui sont importants par ailleurs pour d'autres choses, mais d'arriver avec le texte et de faire confiance à la réaction qu'on a face au texte.

Souvent dans les ateliers, les gens ont peur de dire des bêtises. On a peur de se tromper, de ne pas avoir compris le sens. Mais comme je l’ai mentionné tantôt, la littérature, c'est un objet qui très équivoque, un mouvement qui est instable. L'idée, c'est de dire : « Le texte m'a fait cet effet-là. » Et après ça, de vraiment partir de cet étonnement, de cet effet-là et ensuite de travailler le texte aussi, à partir de sa perspective. Je dis ça aussi à mes étudiants : « Quand il y a des passages qui vous dérangent ou quand vous êtes surpris, il faut s'étonner. » Moi, j'essaie de cultiver beaucoup aussi une approche qui est ancrée… C'est peut-être mon côté physiothérapeute, tout ça. Mais je suis quand même très près du corps comme mon parcours peut le laisser montrer. Mais il faut se laisser toucher, déstabiliser et ensuite de ça ne pas avoir peur au début, oui, de travailler avec ses affects, pour du moins désamorcer un peu le rapport qu'on a avec un objet, comme par exemple la littérature, parfois opaque, qui intimide. Et je dis aussi à mes étudiants par rapport à ce défi… Je leur cite souvent Kafka, un célèbre écrivain austro-hongrois, qui disait dans une lettre à un de ses amis qu’un bon livre, c'est souvent comme un coup de poing sur le crâne. Un bon livre, c'est un coup de hache dans la mer gelée de notre sensibilité. Bon, c'est du langage poétique, mais un peu pour dire qu’en littérature, oui, on parle de langage, mais on parle aussi d'affect. 

C'est là qu'on se retrouve directement dans la première acception de ce qu'est l'empathie. Oui, l'empathie, c'est de compatir, d'éprouver de la sollicitude. Mais c'est aussi une capacité à ressentir, une capacité par le fait même, à se mettre à la place de l'autre. En travaillant la littérature de cette façon-là, non seulement on la décloisonne d'une idée de haute culture et de connaissance très institutionnalisée. On pensait qu’il faut être sorbonnard, tout ça, dans les grandes universités, pour parler de ces textes-là. Mais non, justement, c'est de légitimer un peu la perspective… « Le texte m'a fait cet effet-là », comme par exemple d'autres choses dans la vie peuvent nous faire effet et de dialoguer à partir de ça. Donc, de ne pas entrer avec l'idée d'un savoir préconçu ou d'un but préconçu, mais d'ouvrir le partage à partir de sensations qui ne sont pas encore dans le langage, qui ne sont pas encore dans le savoir.

Christian
Pour poursuivre rapidement, je vais aller dans le même sens. Ça ne vous étonnera pas de mes réponses précédentes, mais il faudrait peut-être ajouter qu’il ne faut pas simplement décloisonner les savoirs, il faut faire en sorte que l'université soit aussi quelque chose qui soit accessible, en dehors des murs de cette dernière. Mais aussi, je dirais de changer les savoirs de place d'une certaine manière. Par exemple à l'intérieur des organisations syndicales, j'ai proposé que des clubs de délibération ne soient pas uniquement associés à des questions syndicales. Je leur ai dit : « Il doit y avoir des questions politiques, bien sûr, puisqu’on a du mal à imaginer comment on peut penser le syndicalisme en dehors de considérations politiques. Mais ça pourrait être aussi par exemple, ça pourrait être justement un club de lecture littéraire et pas nécessairement un club de lecture sur des ouvrages engagés, par exemple. »

Là encore, pourquoi ? Parce que je suppose en fait que dans la mesure où les vocabulaires, les concepts, je dirais la panoplie des émotions, les qualités morales, etc., tout ça participe, en fait, d'une configuration sociale qui dépasse notre seul cadre professionnel, par exemple, ou alors notre seul cadre disons des choses qui nous préoccupent dans l'immédiat.

Je suis, par exemple, professeur de philosophie politique et marié avec enfants, etc. Ce qui ne veut pas dire que je me réduis à être un père de famille, professeur de philosophie politique et intellectuel, etc. Il pourrait y avoir, par exemple, un ensemble de considérations qui, jusqu'à maintenant, ne sont pas venues à l'esprit mais qui vont nourrir à la fin ma personne, mais aussi mes échanges avec les autres. Et je juge très important de déjouer les mécanismes sociaux qui tendent à faire en sorte que nous nous enfermons dans des espèces de, disons, de représentation des choses qui sont liées uniquement à notre environnement immédiat. Et là, ça suppose une plus grande médiatisation justement, c’est-à-dire ça suppose de sortir de notre rapport immédiat aux choses et d'être confronté, non pas simplement à des opinions contraires aux nôtres, mais simplement à des visions que nous n'aurions peut-être pas eues si nous n'en avions pas, disons, perçu l'existence ou même la pertinence.

Ça suppose aussi des déplacements sociaux. Je pense qu'un des problèmes de notre société, c'est que les individus sont enfermés dans des classes sociales, ce qui fait en sorte qu'ils réfléchissent en fonction de ces classes sociales et très souvent, en fait, ne sont pas en mesure même de concevoir un certain nombre de problèmes tout simplement parce que ces problèmes sont totalement étrangers à leur réalité. Et là, ça pose de très sérieux problèmes. Pour faire le lien avec ce que Benjamin disait tout à l'heure au sujet du corps, on pourrait reprendre par exemple le cas de personnes handicapées ou des personnes en situation de handicap, mais aussi des personnes en situation de problèmes de santé mentale. Et là, il y a toute une série d'enjeux, là encore qui sont invisibilisés par nos structures sociales. Donc, dans un premier moment, je dirais réussir à déplacer les savoirs d'une certaine manière, pour éviter justement qu'on s'enferme dans des représentations faites sur mesure, que nous faisons sur mesure pour nous-mêmes, mais aussi confrontation des expériences d'une certaine manière.

Et là, ça, c'est quelque chose qui est beaucoup plus difficile à concevoir. C'est facile d'imaginer, pas seulement imaginer… Ça existe dans les films hollywoodiens où on fait de quelqu'un qui est un itinérant, une personne extrêmement riche et d'une personne extrêmement riche, quelqu'un qui est une personne itinérante. Mais en dehors de quelques lubies hollywoodiennes, l'expérience des injustices, c'est quelque chose de très difficile à concevoir et très difficile à penser de façon à ce qu’il y ait une ouverture à des problèmes, à des problématiques sociales. Ça ne demande pas simplement des mécanismes d'empathie, ça demande vraiment des changements de paradigmes intellectuels, quelque chose qui est, qui m'apparaît essentiel et qui m'apparaît vraiment un défi important.

Sophie
Merci. Très rapidement, pour terminer : avez-vous un livre, un article, une vidéo, un balado, ou tout autre média qui a influencé votre point de vue, que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Benjamin
C'est une bonne question. Je dois dire que j'ai eu du mal à y répondre parce que comme littéraire en tout cas, je n'ai jamais fini de lire. Mais finalement, c'est aussi l’idée de me prêter au jeu, et peut-être un peu comme le disait Christian, c'est vraiment de lire une grande diversité de textes. En littérature, il faut essayer de sortir de sa zone de confort. Moi, je pense que tout d'abord, c'est une idée que la littérature, que l'art, les balados, les médias, les articles, ça nous permet, mais de vraiment ne pas nécessairement aller se valider, mais au contraire se défier ou justement de voir un peu des perspectives différentes pour toujours se mettre en mouvement. Donc, vraiment une grande pluralité de textes, mais de gens différents qui ne cherchent pas nécessairement à conforter et à consolider son propre point de vue. Personnellement, je n’essaie pas de conforter mon point de vue. Je prends souvent aussi cette métaphore un peu de cette espèce de ligne de fuite, donc c'est vraiment de voir aussi comment le point de vue, c'est aussi quelque chose qui se déplace, quelque chose qui fuit. Et c'est quelque chose qui se transforme en justement... Donc accepter aussi que peut-être, des fois, on peut changer d'idée, en voyant une autre réalité.

Pour ce qui est du livre que je suggère, il m’avait quand même beaucoup impressionné. C'est un court livre qui s'appelle Hors de moi. C’est écrit par la philosophe française Claire Marin. C’est le récit de sa maladie chronique, un récit quand même difficile. Le titre le dit : Hors de moi. Donc, c'est toute cette idée, cette expérience-là de Marin qui dit que la maladie, finalement, l'a fait sortir de son corps, et que son intimité lui est interdite. Donc le livre commence avec une phrase qui peut être assez choquante. Mais elle dit : « Il n'y aura pas de fin heureuse, autant le savoir d'emblée. » Donc, cette idée, oui, qu'elle embrasse le récit de sa maladie, pas nécessairement dans un but de salut ou de guérison ou de résolution, mais de vouloir partager finalement, comment le corps, son corps récent, le moment où les possibles disparaissent un peu autour d'elle.
Elle parle aussi des moments où la maladie est exaltante, où elle devient violente, où elle excite. Donc, elle propose de façon très fine – parce qu’elle a la chance aussi d'avoir une bonne maîtrise des langages – de mettre en mots une expérience très difficile qui est celle d'une douleur non seulement qui est intense, mais qui est chronique, qui n'aura pas vraiment de fin. Mais malgré tout, ce n'est pas un texte sombre, mais elle essaie aussi de pointer comment – par cette appropriation du récit et de la langue – elle peut et c'est son expression, comment elle peut faire apparaître d'autres vies. Elle nous dit : d'autres vies finissent par apparaître. 

Moi, je m'intéresse beaucoup aux approches queer, de voir finalement, quand les choses échouent, quand les choses sont en échec, comment on peut aussi le transformer en potentialités de création. Donc, Hors de moi de Claire Marin, c'est vraiment quelque chose qui m'avait beaucoup frappé parce qu'elle m'a fait découvrir un moment d'une façon que je ne connais pas, mais aussi qui me montre aussi comment le travail sur le langage et la littérature peut créer d'autres possibilités de vie, si on veut.

Christian
Comme je suis un grand marcheur, j'écoute beaucoup de podcasts. Et l’un de ceux que j'écoute régulièrement c’est Media Indigena. J'écoutais beaucoup, peut-être un peu moins ces derniers temps, Democracy Now l'émission de Amy Goodman, qui elle aussi est disponible en version podcast.

Beaucoup aussi de podcasts évidemment liés à ma profession et l'un des plus importants peut-être est Philosophy Bites. (« Bouchées de philosophie » pour le traduire.) Ce sont des podcasts très courts de dix, quinze minutes, qui portent sur différents enjeux en philosophie contemporaine, qui me semblent très bien faits.

Et pour ce qui est des livres, alors là, j'ai un très sérieux problème, parce que voyez-vous, je suis un ancien libraire, et je pourrais vous parler pendant des heures et des heures de différents livres. Je tenterai de me limiter à quelques exemples. Pour moi, le livre le plus important qui a compté, je dirais dans ma vie, mais enfin, là, c'est vraiment quelque chose qui relève de l'intimité – je ne sais pas dans quelle mesure est-ce que ça compterait pour tous – c'est un roman de Peter Weiss qui s'intitule L'Esthétique de la résistance, un moment écrit dans les années 1970 en Allemagne et qui porte sur la période, disons en gros des années trente jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre, qui est vraiment une forme d’hommage à Dante et à La Divine Comédie, tout en étant un grand roman engagé. C'est un peu comme si Proust écrivait en ayant en tête Bertolt Brecht si vous voulez. C'est loin d'être un roman qu'on aborde facilement, mais c'est vraiment pour moi une prose absolument éblouissante. J'allais me risquer sur d'autres romans, mais je vais m'arrêter tout de suite.

Mais sinon, je dirais que la plupart des livres philosophiques que je lis sont un peu comme des marteaux, des vis et des boulons, c’est-à-dire que je n'ai pas de fétichisme pour ces livres. J'ai de la reconnaissance pour leurs auteurs, mais ils pourraient disparaître de ma bibliothèque sans que ça me gêne trop, en fait. Je remplace les boulons et vis par d'autres.

Bon, il y a certains avec lesquels j’entretiens un commerce plus régulier dans les contemporains et peut-être un des livres qui m'a le plus marqué au début de ma carrière d'enseignant, c'est le très célèbre livre de Peter Singer, Questions d'éthique pratique. Singer est un personnage controversé avec lequel je suis en désaccord sur bon nombre de choses, mais qui a une très, très, très grande valeur pédagogique et qui à mon avis, sait très, très, très bien présenter les choses de façon à ce que nous puissions voir immédiatement ce qui est au cœur d'un problème et ce que je dirais, ce que je trouve fascinant surtout dans les premiers livres de Singer, c'est que sous des apparences de simplicité, en fait, on peut, lorsqu'on commence à déplier les volets de l'argumentation, on voit que c'est beaucoup plus complexe. Et en fait, dès lors qu'on voudrait lui faire une critique en croyant qu'il a oublié ceci ou négligé cela, on s'aperçoit que le texte contient les réponses. Et ça, je trouve ça extraordinaire. C’est-à-dire comment (j'en reviens à la discussion que nous avions tout à l'heure par rapport à la communication) présenter les choses de manière simple, sans les simplifier ? Et ça, c'est quelque chose qui me paraît extrêmement important, c’est-à-dire comment les présenter dans leur respect premier, de façon à ce qu’ensuite, on puisse les déplier, voir que ce qui au départ apparaissait comme une proposition simple est en réalité une proposition complexe qui demande simplement à être découverte par la lecture et par l'interprétation.

Voilà peut-être ce que je vois très souvent, c’est-à-dire que j'identifie bon nombre de textes, notamment, par exemple chez les grands chroniqueurs des médias où on voit une opinion brute. Mais lorsqu'on la déplie, on voit qu'il n'y a rien derrière. C’est-à-dire que tout ce qu'on voit, c'est tout simplement quelque chose qui frappe, qui choque, mais qui ne contient rien en soi. Or, ce qui m'intéresse, au contraire, c'est de voir comment se déploie quelque chose. Et là, je trouve qu'il y a des textes qui ont vraiment des qualités extraordinaires. En littérature, étonnamment, c'est, je dirais que c'est vraiment la recherche de quelque chose de complètement différent comme langage.
En fait, je dirais que le modèle disons des Éditions de Minuit, de petites phrases courtes en général, ça m'agace. En même temps, j'ai des auteurs… Je pense à Beckett, qui est un de mes auteurs fétiches et dont je ne saurais me passer. Donc, voilà, j'ai déjà été trop long. Voyez, c'est le problème de ce genre de questions et je m'en excuse.

Sophie
Alors merci beaucoup pour des échanges stimulants. Vous avez mis la barre très haut pour cette série de balados, et je vous en remercie. J'ai été enchantée par nos échanges. 

Christian
Merci à vous.

Benjamin
Merci beaucoup.
 

Date

Épisode #7 - Conscience des autres : établir la confiance avec les autres par l’empathie et l’écoute

Sections

 

Animateur : Robert Leckey

Invité.es : Sara Pavan et Milad Parpouchi

 

Résumé

Dans ce balado, Robert Leckey s'entretient avec Sara Pavan, boursière 2013, conseillère en planification stratégique à BC Housing, et Milad Parpouchi, boursier 2017, chercheur au Centre for Applied Research in Mental Health and Addiction de l'Université Simon Fraser. Ils parlent de la façon d'intéresser les gens à vos idées et à vos recherches, et de la façon dont une communication respectueuse fondée sur la confiance permet d'impliquer une variété d'intervenant.es dans la recherche et les politiques.

 

Date

Épisode #8 - Conscience des autres : établir la confiance avec les autres par l’empathie et l’écoute

Sections

 

Animatrice : Sophie Thériault 

Invitée : Christine Brabant

 

Résumé

Dans cet épisode intitulé « Conscience des autres : gagner la confiance des gens par l'empathie et une réelle écoute », la spécialiste en éducation Christine Brabant partage ses réflexions sur ses expériences de recherche dans des milieux où on fait l'école à la maison, notamment dans les communautés hassidiques et autochtones.
La communication est au cœur de son travail pour établir la confiance avec ces milieux, et si la confiance s’établit par l’empathie, elle se construit également par la posture de la chercheuse qui se livre en toute transparence pour se rapprocher de ses interlocuteurs.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Eliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Il me fait plaisir, aux fins de cet épisode sur la thématique Conscience des autres : gagner la confiance des gens par l'empathie et une réelle écoute, d'échanger avec Christine Brabant, boursière 2006, dont le travail de recherche avec différents groupes et individus sur des sujets très délicats et des plus pertinents afin de réfléchir à ces enjeux.

Christine Brabant est professeure agrégée au Département d'administration et fondement de l'éducation de l'Université de Montréal. Ses recherches visent une gouvernance réflexive de l'éducation par l'étude des cas particuliers que sont l'école à la maison ou à distance, d'écoles alternatives et l'éducation dans les communautés hassidiques et autochtones.

Ses recherches novatrices, financées par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, font l'objet de nombreuses publications scientifiques et de publications destinées à un public plus vaste. Christine Brabant intervient aussi fréquemment dans les médias et auprès des décideurs publics en lien avec ses travaux de recherche.

Merci beaucoup, Christine, d'être avec nous. Alors tout d'abord, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur de votre travail ?

Christine Brabant
Bonjour, d'abord merci beaucoup de m'avoir invitée. C'est un honneur de participer à cette série de balados, et le thème me touche beaucoup. J'ai été vraiment interpellée par cette invitation à cause de ce thème. En effet, le travail de recherche pour moi, c'est quelque chose de très authentique. C'est une curiosité sincère que j'ai pour la connaissance, le contact avec les autres, en éducation en particulier.

Évidemment, la communication est au centre. Cette curiosité-là m'a amenée à aller rejoindre des communautés particulières comme les communautés autochtones, les communautés juives hassidiques, les familles qui font l'école à la maison, et à travailler effectivement avec le ministère de l'Éducation à un moment donné pour revoir le cadre juridique de l'école à la maison. Il s’agit de types d'interlocuteurs qui sont très différents les uns des autres. Je peux dire que je n'ai pas suivi de cours en communication. Je n'ai pas eu nécessairement de mentor prépondérant pour chacun de ces domaines ou de ces groupes. J'y suis allée avec ma sincérité, tout simplement, au départ.

Sophie
Merci beaucoup. Donc, comme vous l'évoquez, vous travaillez auprès de groupes souvent marginalisés, qui peuvent entretenir des rapports parfois de méfiance, avec les chercheurs, avec la recherche. Comment instaurez-vous des communications efficaces et enrichissantes avec vos interlocuteurs en recherche ? Comment établissez-vous la confiance dans ces communications ? Et pourquoi, selon vous, est-ce important ?

Christine 
Je pars de la fin de votre question. C'est important parce que ça va déterminer toute la richesse de la suite de la recherche, parfois même le fait qu'elle soit possible ou non, qu'elle démarre ou non. Donc, la communication, c'est le point de départ et c'est la trame de fond. Comment je m'y prends ? C’est bidirectionnel. Je dirais que d'abord, c'est formidable si le contact est établi à partir d'un besoin de la communauté. Dans certains cas, les gens sont venus m’interpeller. C'est eux qui sont venus vers moi.
Déjà, c'est beaucoup plus facile de dire : « Je vous écoute, j'ai de l'empathie, j'essaie de comprendre. Je prends le temps et qu'est-ce que je peux faire pour vous? » De leur dire sincèrement, simplement, ce que je pense être capable de faire. D'autres fois, c'est venu plutôt de moi, qui avais un intérêt, qui ai approché des gens. Mais encore là, c'est beaucoup d'essayer de voir s'il y a des besoins de recherche, des besoins de dialogue avec le monde universitaire, avec les décideurs. Par exemple, on peut servir d'intermédiaire entre la communauté et les décideurs ou les autorités. C'est vraiment l’amorce, la communication.

Une fois que c'est amorcé par un ou l'autre, c'est vraiment l'écoute. L'empathie sincère quant à leurs points de vue et aussi de me faire connaître. Parce que si je reste neutre, objective, silencieuse et seulement à l'écoute, il peut rester une méfiance ou des interprétations de la part de l'autre, qui ne connaît pas ma façon d'agir, de réagir, de m'exprimer. D’où je pars. Alors dans chaque cas, j'ai pris des moments pour vraiment me faire connaître aussi. Parfois dans quelque chose de très intime. Par exemple, quand j'ai donné un cours, mon premier cours à un groupe d'Autochtones de différentes communautés, qui étaient rassemblés pour apprendre la direction d'école, je sentais l'élan immédiat de leur dire : « Écoutez, j'ai vécu de l'abus sexuel à l'école secondaire. »

Et puis ça fait que je suis dans quelque chose qui est très sensible. « Quand j'entends parler des pensionnats autochtones, ce n'est certainement pas la même réalité, mais on peut se parler pour vrai si vous voulez. On a tous des blessures, je ne suis pas mieux que vous autres. Je sais comment ça affecte quelqu'un. Et puis je vous remercie de m'accueillir auprès de vous. Je viens toute vulnérables, puis je vais vous accueillir de la même façon. » Un moment d'émotion comme ça, tout de suite, ça change le ton. Ce n'est pas un rapport entre universitaires, professeurs, élèves. Bon, je parlais d’étudiants adultes évidemment. Il y a comme une symétrie qui s'installe dans la relation.

C'est ça, je pourrais vous conter des histoires. Un peu de ce genre-là, peut-être moins dramatiques, mais un peu de ce genre-là, pour chacun des groupes avec lesquels j'ai travaillé. Ce que je pense de l'éducation, comment je suis avec mes enfants, quels sont mes réels intérêts, mes questionnements, mes curiosités. Et en entendant parler comme ça, ils peuvent avoir une impression de quel genre de personne je suis. Est-ce que je porte des jugements rapides ? Est-ce que je catégorise les gens ? Est-ce que j'ai plutôt de la nuance, de la chaleur, de la compréhension ? Donc, il faut se révéler pour être connu autant qu'on se tourne vers l'autre aussi. Ce n’est pas un précepte, mais personnellement, ça a été ma façon de faire, et ça a bien fonctionné.

Sophie
Merci. La prochaine question va permettre de bien compléter cette réponse. Comment peut-on entrer en contact avec des personnes, des communautés ou des organisations qui ont des connaissances importantes à partager, mais qui, historiquement, ont eu de la difficulté à accéder aux établissements universitaires, à la communauté des chercheurs ou à d'autres lieux de mobilisation des connaissances ?

Les communautés avec qui vous travaillez, qu'elles soient autochtones ou autres, sont certainement dans cette situation. Autrement dit, comment pouvons-nous combler les écarts de connaissances dans nos sociétés et dans le monde?

Christine
Je pense qu’à partir d’où on est en tant qu'universitaire, il y a la possibilité de se proposer comme intermédiaire, comme porte-parole, comme porte-voix. Par des recherches plutôt descriptive, on peut offrir d'écrire, de rapporter, de faire entendre les propos de communautés, que ce soient des communautés culturelles, des communautés de pratiques comme l'école à la maison. C'est des gens qui peuvent avoir différentes appartenances, mais qui ont une pratique marginale en commun. De faire une description de leurs pratiques, de leurs motivations, de leurs difficultés.

Et c'est bien important de ne pas faire ça dans sa tour d'ivoire. Après la rencontre, il y a toujours eu des moments de retour pour faire valider ce que j'avais écrit, pour m'assurer que ça coïncide avec ce que les gens veulent exprimer. En même temps, dans les derniers travaux que j'ai faits avec le comité d'éthique de la recherche de mon université, on s'est assuré qu'il y avait aussi une possibilité d'avoir une certaine indépendance en tant que chercheuse, c'est-à-dire que je puisse parler en toute liberté de ma compréhension, de mon interprétation, voire de certaines recommandations. Alors c'était assez délicat de trouver la zone de confort entre le respect de la parole donnée par les participants et le respect de la liberté académique. Un truc très technique qu'on a trouvé, en fait, ce sont deux moyens qu'on s'est donné en cas de divergence, parce que tant que c’est convergent, il n’y a pas de problème… Mais en cas de divergence, d'une part, tous les écrits que je pourrais produire vont être soumis aux participants partenaires pour peut-être des ajustements, améliorer la formulation, etc. Mais s'il y a vraiment une divergence, je me permettrai d'écrire ce que je veux écrire, et il y aurait dans l'article un espace, un encadré, une section pour avoir un droit de réplique. Donc, le partenaire pourrait à ce moment-là donner sa lecture ou son interprétation, son explication des résultats de recherche. Un autre moyen a été de s'entendre dès le départ, dans l'entente de partenariat, de s'entendre sur une personne qui jouerait le rôle de médiateur en cas de conflit. Donc, une personne choisie par les deux, autant moi que le partenaire et en qui on a confiance pour son désir que la recherche se poursuive, que les participants en bénéficient (les enfants dans notre cas), qu’il y ait toujours la possibilité que ces recherches rapportent un mieux. Donc, quelqu'un qui aurait à cœur la poursuite du partenariat et qui pourrait comprendre les points de vue pour nous aider à trouver un chemin, un chemin pour poursuivre la recherche s'il y avait des tensions.

Sophie
Merci. J'aimerais bâtir sur la dernière partie de votre réponse peut-être pour approfondir un peu. Vous mentionnez que bien souvent, des communautés, des groupes viennent vous chercher en raison de votre expertise. Donc, ils cherchent le partage, à accéder au partage de votre savoir. Quel gain font les groupes, les communautés lorsqu'ils participent à la recherche ? Quels sont les bénéfices de vos partenaires de recherche en lien avec leur participation avec vos projets ?

Christine
J'ai entendu de leur part que déjà le fait de participer, avant même les retombées, mais le moment de la participation, les entrevues, les groupes de discussions, leur donnait un sentiment de légitimité plus grand par rapport à leurs pratiques, à leurs choix, à leurs leur existence, à la place qu’ils veulent prendre.
Donc déjà, c'est un sentiment de légitimité parce qu'ils sont écoutés, parce qu'ils sont valorisés. Je pense que c'est un gain. Et ensuite, quand il y a des publications, évidemment, là, ça donne encore plus une force, une visibilité à leurs points de vue qui est particulier, c'est expliqué, tout ça. Et parfois ils se sont servis des écrits, des résultats de recherche pour des revendications auprès des autorités. Alors, c'est principalement ça. Ça permet de faire un pas de plus dans un dialogue entre ces groupes-là et à l'extérieur du groupe.

Sophie
Merci. Vous répondez en partie à ma prochaine question. Je vais la poser tout de même. Pouvez-vous donner un exemple d'incidence importante d'un dialogue respectueux et d'une communication fondée sur la confiance ?

Christine
Je dirais que chacun des projets de recherche est un exemple d'incidence d'une bonne communication. Là, j'ai parlé du projet avec les Juifs hassidiques qui permet de documenter leur façon de faire. Maintenant, j’ai une étude sur l'école à la maison chez les francophones, donc en Suisse, en Belgique, en France et au Québec, pour expliquer les motivations de ces parents-là et leurs pratiques ainsi que leurs relations avec les autorités scolaires.

Alors le fait que les gens participent, c'est que la recherche s’enclenche, qu’on y participe, c'est déjà la première incidence d'une communication réussie. Mais j'irais plus loin. Et on vient aussi de parler de relations avec les autorités. Bon, il y a évidemment la construction du savoir parce qu'une recherche est une pierre sur laquelle les prochaines recherches vont se bâtir. Donc, c'était la contribution à la communauté scientifique. Et puis, peut-être une autre incidence, plus dans l'ombre, qui me fait plaisir, c'est que tout dernièrement, là, j'ai fait une collecte de données auprès des Juifs hassidiques. Et puis, vu qu’on était en pandémie, que les outils technologiques ne sont pas tout à fait répandus dans ces communautés là-bas, on a fait de la distribution de questionnaires au porte à porte et le recueil des questionnaires au porte à porte. Et j'ai fait ça avec des assistants de recherche. J'ai pris ma voiture. On est allés sillonner les rues avec les adresses. Et il y a eu vraiment des beaux moments où c'est dans des choses aussi simples que d’aller dire à un enfant : « Allô ! Ta maman est-elle là ? On a un questionnaire à échanger. » Pas seulement moi, mais mes assistants de recherche aussi ont pu avoir un contact tellement simple, tellement vrai, tellement ordinaire, que ça fait tomber toutes sortes de préjugés, toutes sortes de barrières, de craintes, de part et d'autre. Les gens nous attendaient dans la rue, savaient qu’on passait, les familles étaient sur les balcons. Et puis j'étais heureuse de voir que cette curiosité que j'avais, cette ouverture que j'ai envers une communauté avec laquelle on n'avait pas nécessairement de contact au départ, s'est étendue à mes assistants et assistantes de recherche. Des jeunes qui ont une curiosité envers la recherche et qui vont eux-mêmes arriver dans ce monde-là, avec moins de préjugés, et la confiance dans le fait qu'on peut établir des contacts. Et on peut travailler ensemble.

Sophie
Alors pour terminer, est-ce que vous avez un livre, un article, une vidéo en balado, un autre média qui a influencé votre point de vue et que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices, sinon un conseil ou une réflexion sur lequel vous voudriez nous laisser ?

Christine
Peut-être un conseil ou une réflexion. Ce qui me vient en tête, c'est que les questions qu'on se pose sur la communication, la transmission des savoirs, la construction des savoirs peuvent trouver toutes sortes de réponses dans le milieu universitaire évidemment. Donc, on aurait pu trouver dans des livres, dans les articles, des écrits là-dessus et il y en a. Mais fondamentalement, je dirais que moi, ce qui me nourrissait ma vie d'universitaire, c’est le fait de continuer à avoir des activités artistiques, culturelles, sociales, familiales et c'est là que se développent ou se nourrissent des habiletés de communication avec des gens différents de soi.

C'est tout simplement qu'on reste une personne curieuse, diversifiée, parce que le monde universitaire, à un moment donné, avec son style très intellectuel très compétitif, qui est un peu en silo aussi, j'ai l'impression que ça peut nous faire perdre nos capacités de contact avec les autres, de communication, parce qu'on est isolé, où on reste à un niveau de dialogue avec des gens qui nous ressemblent.
J'oserais dire à des jeunes chercheurs ou à des gens qui s'interrogent sur la communication pour établir des partenariats de recherche, que c'est de continuer à développer l'humain en soi de toutes sortes de façons, et pas seulement l'universitaire parce que les gens qu'on va rejoindre, avec lesquels on établit des contacts, ne sont pas des universitaires. Donc, c'est d'autres habiletés qui entrent en jeu. C'est beaucoup plus large et plus profond comme façon d'entrer en contact qu’un dialogue dans un colloque, par exemple.

Sophie
Merci beaucoup.

Christine
Cela me fait vraiment plaisir.
 

Date

Épisode #9 - Conscience des autres : appliquer l’intelligence émotionnelle pour percevoir les sentiments et les attitudes de la société

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Animateur : Robert Leckey 

Invitée : Sara Angel

 

Résumé

Dans cet épisode, Robert Leckey s'entretient avec Sara Angel, fondatrice et directrice générale de l’Institut de l’art canadien et experte en crimes, pillage et restitution d'œuvres d'art.  Ils se penchent sur les changements dans la façon dont le monde expérimente l'art et le communique, sur le travail que font les musées pour accroître l'accès à l'art et l'inclusion de différentes communautés, passées et présentes, et sur les changements dans la définition même de l'art qui ont cours aujourd'hui.

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Épisode #10 - Conscience des autres : appliquer l’intelligence émotionnelle pour percevoir les sentiments et les attitudes de la société

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Animatrice : Sophie Thériault

Invités : Emmanuel Kattan et Xavier Gravend-Tirole

 

Résumé

Dans cet épisode à caractère philosophique et humaniste, le théologien Xavier Gravend-Tirole et l’auteur Emmanuel Kattan explorent des pistes communicationnelles à la recherche de la vérité et du consensus. Ils réfléchissent à la manière dont on peut demeurer au diapason de nos congénères par le dialogue, malgré les préjugés, le durcissement ou la superficialité des positions et la fragmentation des sources d’information.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Eliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Cet épisode portera sur la thématique de la conscience des autres et plus spécifiquement, sur l'utilisation de son intelligence émotionnelle pour percevoir et pour comprendre sans parti pris, les sentiments, attitudes, croyances, valeurs, perspective et expériences des autres, tout en restant attentifs à ses préjugés conscients ou inconscients. Pour en discuter, nous accueillons deux membres de notre communauté qui se démarquent au travers de leur travail, leur expérience, par leur capacité à appréhender les autres avec ouverture et par leur grande réflexivité.

Emmanuel Kattan, mentor 2021 de la Fondation, est un philosophe et romancier de grande renommée. Il est le directeur du programme Alliance, une initiative académique innovante entre l'Université de Columbia et trois grands établissements d'enseignement supérieur français : l'École polytechnique, Sciences Po et l'Université Paris I Panthéon- Sorbonne.

Il était auparavant directeur du British Council à New York, où il supervisait des programmes de collaboration universitaire. Au British Council, Emmanuel était conseiller principal à l'engagement avec les communautés universitaires. Il a également occupé des postes de direction au Secrétariat du Commonwealth et à la Délégation du Québec à Londres, où il était responsable des programmes de relations universitaires. Il est l'auteur de quatre livres, un essai sur la politique de la mémoire et trois romans. 

Xavier Gravend-Tirole, boursier 2008 de la Fondation, est théologien, chercheur et aumônier dans les universités. Dans le cas de la thèse de doctorat qu'il a accomplie en co-tutelle à l'Université de Montréal et à l'Université de Lausanne, il s'est interrogé quant à savoir comment le métissage peut devenir une catégorie théologique féconde pour penser l'identité, le rapport à l'autre et le pluralisme religieux. Xavier se trouve régulièrement appelé à intervenir dans l'espace public, comme chroniqueur dans la presse écrite, à la radio et à la télévision. Il a commenté certains événements religieux et a prononcé des conférences sur les rapports entre religion, culture et société. Il est l'auteur de nombreuses publications en théologie et en sciences des religions. 

Emmanuel Kattan, Xavier Gravend-Tirole, merci d'être avec nous. Tout d'abord, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur de votre travail ? En commençant par Emmanuel Kattan.

Emmanuel Kattan
Merci beaucoup, et ravi d'être parmi vous aujourd'hui. Alors je dirai brièvement dans le cadre de mon travail actuel, dans le cadre donc, de mon travail à l'Université Columbia et du programme Alliance, la communication agit à deux niveaux. Le premier, c'est au niveau des partenariats et le deuxième, au niveau de l'enseignement. Effectivement, quand on développe un partenariat, quand on décide de travailler avec d'autres, avec d'autres institutions, mais surtout avec d'autres individus, d'autres collègues, eh bien, l'idée, évidemment, c'est d'agir de manière plus efficace en renforçant les talents, les savoirs, les savoir-faire de différentes institutions qui sont complémentaires. Ce qui est essentiel à mon sens dans le dialogue qu'on développe avec un partenaire, c'est d'écouter. Donc, communiquer pour moi, c'est d'abord écouter, c'est comprendre ce que l'autre a à contribuer. Dans un deuxième temps, essayer de le convaincre, de la convaincre, que ce que nous avons à apporter pourra aussi être bénéfique à son propre travail, à l'institution qu'il ou elle dirige. 

Et puis deuxièmement, dans le cadre de l'enseignement, la communication est aussi essentielle et de la même manière, je dirais, enseigner, c'est d'abord écouter.
C'est d'abord comprendre qui est notre interlocuteur, quels sont ses intérêts, quelles sont ses passions, les buts qu'il ou elle se donne et c'est ensuite adapter le contenu de notre propre parole à cette personne, à ce groupe, à cette communauté en tenant compte de la manière dont ils pensent et dont ils voient le monde de façon à ce qu'on puisse développer un espace commun de dialogue.

Sophie
Merci. Xavier. 

Xavier Gravend-Tirole
Bonjour, bonjour, ravi d'être avec vous aujourd'hui. D'abord, j'aurais envie de commencer par une petite boutade qui n'est pas vraiment une boutade, parce que c'est complètement professionnel, ce que je vais dire. Mais le théologien travaille la communication et la communication de Dieu pour commencer. Le théologien essaie de comprendre comment Dieu se communique au monde, comment Dieu parle. On a cette expression qui est très utilisée : « parole de Dieu ». Mais comment la comprendre ? Qu'est-ce qu'Il est ? Et donc voilà, c'est un peu une boutade. Ce n'est évidemment pas ce dont on va parler aujourd'hui, mais pour moi, la communication par rapport à mes études, ça commence par là.

Ensuite, plus concrètement, aujourd'hui communiquer… j'aime beaucoup ce que dit Emmanuel à l'instant et j'ai envie d'ajouter, c’est écouter. Et puis, c'est s'écouter soi- même. Communiquer, c'est aussi être capable d'entendre en soi ce qui se passe pour pouvoir être capable de communiquer ou de dire à l'autre aussi ce qu'on est ou de recevoir ce que l'autre nous dit à partir d'une réalité qu'on dirait plus personnelle. J'accompagne des étudiants et des fois, je joue un peu un rôle de psychologue ou en tous cas, d'accompagnant spirituel. Et dans ces cas-là, enfin, j'ai besoin d'écouter mes propres émotions, d'écouter ce qui se passe en moi pour pouvoir rejoindre la personne dans ses propres émotions. On va en reparler, certainement, mais la question de l'empathie, c'est justement d'entrer dans ce cœur à cœur finalement, entre soi et l'autre. Et donc, il y a aussi un geste de communication qui est moins mentalisé, qui est moins au niveau cérébral mais qui fait partie de cette communication de cœur à cœur.

Sophie
La prochaine question portera justement sur la communication, sur ses formes. Donc avez-vous observé une évolution, un changement de la communication dans notre société, quel que soit le secteur ? Et quelle est l'importance de la communication et du partage du savoir dans une société de plus en plus polarisée ?

Emmanuel
Alors évidemment, aujourd'hui, on assiste à une forme d'explosion de la communication, en partie en raison des développements technologiques et particulièrement des réseaux sociaux. C'est évidemment un progrès positif puisqu’aujourd'hui, on est en mesure de communiquer en principe, en théorie, avec n'importe qui un peu partout sur la planète. On peut s'informer aussi d'une manière qui est augmentée par les réseaux sociaux et par l'accès à l'information en ligne. Mais il y a aussi, bien entendu, des effets pervers qu’on connaît tous. L'un d'eux, en particulier, que je tiens à rappeler est celui du privilège qu'on a tendance à donner à l'opinion sur le savoir. Dès qu'on a une opinion, il faut l'exprimer. Et ce qui me semble problématique, c'est que plus l'opinion est chargée d'émotions, plus elle paraît légitime. Plus on se met en colère. En d'autres termes, plus on a raison, en tout cas en apparence. Et c'est ça, à mon sens, qui rend aujourd'hui le dialogue très problématique. Et on le voit par exemple avec la crise sanitaire; on est tous devenus soudain des spécialistes en épidémiologie. Dès qu'il y a un ouragan, tout le monde devient spécialiste en théorie du climat. Et ce que je vois de dangereux, c'est cette dévaluation du savoir qui, par définition, est nuancé, complexe, difficile justement à communiquer dans toutes ses nuances.

Et cette dévaluation arrive au profit de l'opinion qui, elle, semble toujours claire, claironnante, tranchante, convaincante. Et c'est d'autant plus problématique que ça rend le rapport avec l'autre... D'abord, ça biaise le rapport avec l'autre. Ça crée une distorsion dans notre rapport avec l'autre. Et puis il y a aussi cette facilité qu'apportent les réseaux sociaux de catégoriser l'autre et de le voir immédiatement, non pas en tant qu'individu, mais en tant que membre d'un groupe, d'une communauté. Et ça, c'est le début du préjugé. Le début du préjugé, c'est de rencontrer l'autre, non pas comme une personne individuelle, mais comme membre d'un groupe auquel, d'après notre propre histoire, notre propre vécu, on va prêter des attributs qu'on pense être ceux du groupe tout entier. Ça peut être des attributs positifs. Dans certains cas, on peut avoir des préjugés positifs à l'endroit d'une certaine communauté, d'un certain groupe. Mais c'est aussi souvent, malheureusement, des préjugés négatifs. Et donc, je dirais le défi pour la communication, c'est de briser cette manière de penser et je dirais qu’il y a essentiellement deux moyens pour faire ça. Ce n'est pas facile évidemment, mais il y a des moyens, il me semble, au moins pour faire cela.

Le premier, c'est de développer des rapports directs avec l'autre et des rapports d'amitié essentiellement. Je crois que l'école à ce niveau-là joue un rôle essentiel en permettant justement le rapport direct à l'autre et la formation de liens d'amitié qui vont durer toute une vie et qui permettent de désamorcer le préjugé. Le deuxième moyen, c'est la culture. Quand on rencontre une autre culture, eh bien, on rencontre des individus et pas un groupe. On va au-delà du préjugé. L’art, la littérature, les récits nous forcent à voir en l'autre ce qui le distingue et ce qui le rend unique, et donc, nous forcent finalement à dépasser les clichés pour essayer de comprendre un groupe et des individus de l'intérieur, comment ils vivent et comment ils envisagent l'avenir. Et c'est une manière aussi évidemment, de créer du commun avec les autres.

Xavier
Moi, j'observe deux choses par rapport à la communication aujourd'hui et surtout avec les réseaux sociaux. Peut-être que je le thématiserais positivement en solidarité, et négativement en fragmentation. Je m'explique. Donc, positivement, c'est de pouvoir déjà partager des expériences à travers les continents, de voir par exemple les peuples indigènes d’à travers le monde, de pouvoir beaucoup mieux communiquer les uns avec les autres. Pour les gens qui sont impliqués en écologie, pareil… Enfin, sur n'importe quel dossier, il y a une mutualisation du savoir et il y a une force comme ça de réseaux de socialisation qui dépassent les frontières physiques, qui est assez formidable avec malheureusement les excès ou les travers que Emmanuel a très bien expliqués au niveau du savoir, au niveau d'une dégradation, où tout le monde se pense finalement épidémiologiste, climatologue ou je ne sais pas quoi, et là, c'est un danger.
Mais cette communalisation, cette solidarité est très forte et ça, au niveau des communications, pour moi, c'est un fait nouveau des dix, quinze ou vingt dernières années. En revanche aussi, depuis les dix, quinze, vingt dernières années, cette fragmentation… D'abord au niveau du regard, il y a tellement de choses à voir.
Moi, je sais que pour ma thèse, c'était terrible de voir à quel point il y avait des articles écrits partout. Et puis, on n’a plus juste la bibliothèque de notre université ou l'autre de l'université d'à côté, à visiter avec les petites fiches et tout ça. On va sur Kern, sur GStore On n’est plus sûr de pouvoir s’en sortir. On aboutit je ne sais où. Et c'est dingue, l'information.

Et du coup, je parle de fragmentation mais d'éclatement et on ne sait plus par où commencer. Enfin, moi, ça me donne le tournis et je pense que je ne suis pas le seul à avoir ce tournis-là. Donc il y a cette fragmentation, disons déjà intellectuelle. Mais après, il y a une fragmentation plus existentielle, spirituelle qui, moi, m'inquiète aussi beaucoup. De voir que finalement, comment on tient le cap, comment, avec ces réseaux sociaux, il y a toute cette psychologie du comportement aussi qui arrive. Et je le reconnais très volontiers, très humblement, je suis scotché sur mon téléphone par moments alors que je n'en ai pas besoin, mais j'ai des comportements addictifs avec mon téléphone. Je mets au défi de savoir qui n'en a pas eu… Ou qui n’en ont plus… Moi, mon premier iPhone, c’était le 3gs. J'étais ravi de l'avoir, mais je me disais : « C'est la liberté, c'est la libération du laptop, ça va être moins lourd dans mon sac à dos. » (Rire) Et puis finalement, mais quel poids, quel boulet ! Parce que voilà, il y a ce comportement addictif et puis ce comportement d'éclatement encore, où notre attention est partout. Et moi, je vois aujourd'hui les étudiants comment c'est tellement difficile de les garder dix, quinze, vingt minutes juste concentrés sur un sujet.

Je ne sais plus qui a écrit cet article… Un ancien PhD de Harvard, qui est en histoire, il avait énormément lu, un historien. Il se rendait compte qu’en deux ans, il n'arrivait plus... Son attention a été complètement fragmentée. Et ça, au niveau de la communication, c'est vraiment un gros problème parce que finalement, est-ce qu'on est en superficialité ? Ou est ce qu'on entre quelque part… Enfin, il y a tous ces enjeux. La question est celle de la communication. Comment finalement, on se connecte à son moi profond ? Et puis qu'est-ce qu'on veut dire à l'autre et comment on le partage plutôt que d'être constamment éclaté en mille morceaux dans nos sujets ?

Emmanuel
J'aimerais rebondir, peut-être si je peux, très rapidement sur une chose que disait Xavier qui me semble très juste. C'est cette espèce d’effarement, de sidération devant l'amplitude de l'information à laquelle on a accès. Et moi, je trouve que ce qui me semble un défi pour les nouvelles générations en particulier, c'est de devenir justement beaucoup plus discernant par rapport à l'information qu'ils et elles consomment. Xavier parlait du moment où il faisait sa thèse de doctorat. Et c'est vrai, on avait accès soudain à une espèce d'explosion d'information. Mais on était encore dans un temps, dans un monde où il y avait déjà une sorte de présélection. On était beaucoup plus en mesure d'évaluer la valeur et la validité d'une information qu'aujourd'hui.
Aujourd'hui, tout se présente sur un écran. Tout est d'une certaine façon, laminé finalement. Et les capacités de discernement et de choix sont beaucoup plus importantes. Aujourd'hui, pour les jeunes, pour la génération Z, etc., c'est choisir. Communiquer, c'est choisir et choisir avec discernement. Et ça, je trouve que c'est un défi énorme parce que pour pouvoir choisir, il faut être formé. Il faut se connaître un peu soi-même. Il faut avoir un peu un rapport d'intimité avec soi, rapport d'intimité qui doit passer, disons, par une sorte de réflexion intérieure à l'abri et à l'extérieur des réseaux sociaux.

Sophie
Merci beaucoup. Vous avez déjà évoqué la thématique de l'intelligence émotionnelle, par vos réponses. Ma prochaine question va peut-être vous amener à approfondir davantage. Quel type de compétences, d'actions, de situations, d'attitudes, d'environnements ou de divers aspects de l'intelligence émotionnelle peut-il permettre d'échanger avec conscience ? 

Xavier
Si je peux commencer ? Pour moi, le premier enjeu, c'est d'être capable de savoir justement de quelle émotion il s'agit à l'intérieur de soi. Enfin, moi, j'ai beaucoup été marqué par tout ce qui est communication non violente et les émotions pour comprendre nos besoins. Les émotions sont d'excellents indicateurs.
Si je suis en colère, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que cette alarme qui sonne ? C'est un besoin de justice, éventuellement, le besoin de justice. Je me mets en colère avec mon partenaire parce que je ne me sens pas écouté. De comprendre que je suis en colère et pas juste penser que c'est la colère, parce que c'est l'autre qui… Mais j'ai besoin d'être écouté. Le besoin de la peur, c'est le besoin d'être sécurisé. Le désespoir, c'est le besoin d'avoir confiance. La tristesse, c’est le besoin d'attachement. La joie, c'est aussi un besoin d'attachement. Mais bref, de pouvoir décoder en nous ces questions-là des émotions pour ensuite être capable de se connecter à nos besoins, pour finalement être dans une relation à l'autre qui est vraiment la plus authentique qui soit.

Emmanuel
Je suis entièrement d'accord et je crois qu’on a tendance souvent à sous-estimer l'importance de l'émotion dans la communication, mais aussi dans la formation et la constitution du savoir. Et je pense que ce vers quoi pointe aussi Xavier dans ce qu'il dit, c'est l'importance finalement de s'exposer dans la communication avec l'autre.
Je pense que pour être authentique justement, comme tu le dis, il faut aussi être prêt à prendre des risques. Il faut prendre le risque d'abord de se dire, de se révéler, d'aller chercher très loin en soi, ce qui n'est pas toujours apparent dans le dialogue et dans la manière dont nous interagissons avec les autres parce que justement, en allant chercher ce qu'il y a de plus difficile finalement à dire, eh bien, c'est ainsi que l'autre va être amené à faire pareil et qu’un lien fort va pouvoir se créer. Je pense qu'il faut prendre le risque aussi de se voir transformé par l'autre. 

Souvent, on engage un dialogue en voulant convaincre, on cherche à faire bonne impression. On cherche à promouvoir nos propres idées, notre propre manière de voir le monde. C'est tout à fait naturel. Je pense qu'un dialogue authentique requiert de nous aussi la possibilité d'être changé. Il faut être prêt à accueillir ce changement. Il faut finalement accepter que nous ne sachions pas tout et que l'autre a quelque chose aussi à nous apprendre, qu'il a un point de vue unique sur le monde, une conscience qui lui est propre. Donc, finalement communiquer, c'est aussi, dans cette mesure, être modeste d'une certaine façon, faire preuve de curiosité, vis-à-vis de l'autre.

Sophie
Donc, dans le cadre de ce dialogue, on l’a évoqué, les échanges sont de plus en plus polarisés. Comment peut-on préserver la relation avec l'autre, dans le désaccord, et parfois des désaccords profonds ?

Xavier
Comme le disait très bien Emmanuel tout à l'heure, c'est de rester en lien avec la personne, de ne pas assujettir la personne ni à un groupe, ni à son appartenance, ni à une idéologie, quelle qu'elle soit, mais de conserver cette altérité. De reconnaître l'altérité de l'autre qui fait que je ne peux pas la posséder. Je ne peux pas la mettre dans un cadre, dans une boîte, et toujours – pour faire du pouce sur ce que vient de dire Emmanuel – se laisser transformer par l'autre, c'est justement être capable de se remettre en question par rapport à ce qui s'échange.

Moi, dans le dialogue interreligieux, pour ma thèse, dans ce que j'étudiais finalement, est-ce qu'un chrétien qui pense avoir la vérité absolue, est-ce qu'il possède cette vérité ? Pour ma thèse, ce qui m'a beaucoup impressionné, c'est le rapport de la vérité chez les croyants. Et déjà, d'abord chez les chrétiens. Comment les chrétiens peuvent dire « j'ai la vérité » et en le disant, exclure l'autre, ne plus être en contact avec l'autre. Ce que disait tout à l'heure Emmanuel me paraît fondamental, se laisser transformer par la vérité de l'autre. Qu'est-ce qu'il peut m'apporter ? Finalement, ce n'est pas que j'aie la vérité. D'un point de vue théologique, je pense que c'est faux. C’est plutôt : « Je marche dans la vérité », ou « J'ai accès à la vérité, mais je ne suis pas Dieu. » Il y a que Dieu qui possède la vérité. Dire avoir la vérité, c'est complètement fou. Mais pourtant, il y a beaucoup de croyants qui disent ça. « Si j'ai raison, tu as tort. » Ça ne marche pas. Mais donc, si je me dis plutôt d'un point de vue personnaliste : « Je suis dans la vérité. Je marche dans la vérité. Je cherche la vérité. », c'est elle qui me possède, c'est elle qui m'accueille, c'est vers elle que je me dirige. L'autre peut être un compagnon. Et même si ce compagnon peut m'énerver, même si on parle de conflit, même si je suis en désaccord, si je suis avec quelqu'un qui a d'autres croyances, il peut quand même me révéler des aspects de cette vérité qui sont autres. Et donc voilà, fondamentalement, c'est de se rencontrer comme personnes, comme personnes qui ne disposons pas de la vérité mais qui recevons la vérité qui nous dépasse et comment, ensemble on, on s'accompagne vers une vérité plus grande.

Emmanuel
Tout à fait. Je dirais simplement pour rebondir sur ce que dit Xavier, très justement, et avec beaucoup d'éloquence aussi, dans notre société, ce qui me paraît essentiel, c'est de pouvoir accepter les désaccords. Et pour pouvoir accepter le désaccord, il faut qu'il y ait quelque part une sorte de terrain d'entente sur lequel on puisse rebondir.
On ne va pas s'entendre sur tout, c’est clair. Les enjeux auquel on fait face aujourd'hui, qu'il s'agisse du contrôle des armes à feu... Je parle évidemment depuis une perspective américaine, mais parlons par exemple de la question du changement climatique. Parlons de la vaccination. Il y a des désaccords au sein de la société qui ne seront pas surmontés, il faut l'accepter. Mais il faut aussi accepter que, avec nos concitoyens, nous puissions engager quand même un dialogue. Nous puissions chercher ensemble dans un échange, des points sur lesquels on puisse se mettre d'accord et continuer finalement un échange dans un effort commun d'améliorer notre société, d'améliorer la cohabitation entre les citoyens d'une même ville et d'un même pays.

Et donc, je pense que c'est cet effort de bonne volonté aussi, qui est absolument essentiel. C'est de tenir pour acquis qu’en l'autre, on va toujours trouver potentiellement un point de rencontre. Malgré tous nos désaccords, il y aura, si on s'engage dans le dialogue, on finira par trouver, je ne sais pas moi, des films qu'on aime, des œuvres d'art qui nous attirent. On trouvera des intérêts communs, que ce soient les randonnées en montagne ou autre chose. Mais il faut avoir… Il faut garder cet espoir finalement de trouver en l'autre le commun, parce qu'autrement, je pense qu'on arrivera… Si on pense uniquement aux enjeux qui nous divisent et à la nécessité de les surmonter, eh bien, on est dans une logique complètement binaire et finalement, on n'arrivera pas à trouver le commun, le socle qui nous permet de vivre ensemble.

Xavier
Et si je peux juste rajouter là-dessus, c'est fondamental sur deux niveaux.
Le socle pour vivre ensemble au niveau des familles politiques par exemple. On voyait qu'aujourd'hui typiquement, aux États-Unis, comment les démocrates et les républicains n'arrivent pas à s'entendre sur les mêmes faits alors qu’on voit que pour faire la paix, c'est précisément ça. Comment Allemands et Français, après la Deuxième Guerre mondiale, ont pu faire la paix ? C'est en se mettant d'accord sur les livres d'histoire communs sur la Deuxième Guerre mondiale. Si Israël et la Palestine n'arrivent pas à faire la paix, c'est qu'ils n'arrivent pas à faire la paix aussi sur leur histoire. Pareil, entre l'Inde et le Pakistan.

Enfin, voilà ce socle commun, comment on arrive à l'identifier. Et là, il y a des enjeux épistémologiques majeurs. Maintenant sur un autre niveau, plus familial. Comment je fais pour rester en lien avec mon oncle ou avec un cousin avec lequel je n'ai pas du tout… Mais justement là, on revient à cette intelligence émotionnelle. Comment j'arrive à me connecter de cœur à cœur, comment j'arrive à me connecter au niveau des émotions de l'autre ? Qu'est-ce qui te fait peur ? Qu'est-ce qui t’intrigue ? Quelles sont tes aspirations ? Quel sens tu donnes à ça ? Et ne plus débattre des faits concrets, mais essayer de rencontrer la personne dans sa manière d'appréhender ces faits, dans son mode interprétatif, si on peut dire. Comment cette personne se place dans la vie et qu'est-ce qui la fait vivre ? Parce que finalement, on est sur un dossier où un deuxième dossier, mais notre vie humaine, elle est beaucoup plus large que ces questions-là. Et donc, comment rencontrer la personne au-delà de ces dossiers sur lesquels on n'arrive pas à trancher parce qu'on est, entre guillemets, de deux bords différents ?

Sophie
Merci pour vos propos qui sont vraiment très sages. Alors pour terminer, avez-vous un livre, un article, une vidéo, un balado, un autre média qui a influencé votre point de vue et que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Xavier
J’en ai deux ou trois. Un balado qui m'a beaucoup plu, c’est Isâ Padovani qui fait un podcast sur Rester en lien quand on est en crise entre deux personnes. Et elle, c'est une spécialiste de la communication non violente. Ce balado m’a beaucoup parlé. 
Certains balados aussi, en fait des livres, de Thomas d'Ansembourg, qui est un excellent vulgarisateur sur la communication non violente. Et puis, si je peux proposer pour les jeunes parents, moi, un livre qui… enfin des livres qui m'ont beaucoup aidé, c'est les livres d’Isabelle Filliozat, qui est une des pionnières de l'intelligence émotionnelle avec les enfants. Et donc, comment accompagner les crises des enfants de manière positive, de manière empathique, bienveillante et de voir derrière. Aujourd'hui, on a toutes les études neurologiques qui montrent qu’un enfant ne fait pas de caprice avant 2 ans. Quand un enfant pleure, ce n’est pas des caprices, c'est autre chose qui se passe et comment nous, parents, pouvons accueillir les besoins de cet enfant. Ça nous demande aussi de travailler sur nos propres émotions. Qu'est-ce qui se passe ? Comment l’accueillir ? Il y a un livre, par exemple, Il n'y a pas de parent parfait, qui est très intéressant là-dessus.

Emmanuel
Je recommande à tout le monde de lire Le Petit Prince parce que c'est un livre qui m'a formé et que j'adore. C'est un peu banal. Alors, je proposerai peut-être un autre livre qui s'appelle My Friend Fox, d'une autrice australienne qui s'appelle Heidi Everett, et qui est inspiré justement du Petit Prince. Alors, en deux mots, c'est l'histoire de cette femme qui raconte sa vie. Elle est aux prises depuis un très jeune âge avec la dépression. Elle s'isole. Elle décide d'aller vivre seule dans une maison, au fond des bois. Et puis, un beau jour, elle aperçoit un renard, justement, au fond de son jardin. Dès qu'elle s'approche, évidemment, le renard s'enfuit. Le lendemain, il revient et peu à peu, elle va l'apprivoiser. Un peu comme l’aviateur, comme Saint-Exupéry, plutôt comme le Petit Prince dans le livre de Saint-Exupéry. Et puis un dialogue silencieux va s'installer entre eux. Elle se sent peu à peu apaisée par la présence du renard. Elle a le sentiment qu’une partie de sa propre vie se transporte en lui. Il y a du courant qui passe. Ils ont peu de choses en partage finalement. Mais pendant ces moments où ils sont ensemble, il y a une histoire qui se développe. Et ce que j'ai trouvé très émouvant dans ce livre, c'est évidemment la manière dont elle appréhende les enjeux de santé mentale auxquels elle fait face. Mais aussi comment, grâce à cette communication silencieuse avec un animal qui devient son ami, elle se réconcilie avec elle-même. Et elle trouve finalement, grâce à cette relation, la force de retourner vers le monde des humains. Ça s'appelle My Friend Fox et c'est de Heidi Everett.

Sophie
Merci beaucoup.

Emmanuel
Merci, merci à tous et à toutes, bonne fin de journée.

Xavier
Merci. C’était un très, très grand plaisir.
 

Date

Foire aux questions (FAQ)

Frequently Asked Questions Foire aux questions FAQ

Épisode #11 - Collaboration : développer une vision claire du leadership, s’ouvrant à de nouvelles possibilités

Sections

 

Animateur : Robert Leckey

Invités : Joe MacInnis et Taylor Owen

 

Résumé

Robert Leckey s'entretient avec Joe MacInnis, un médecin qui étudie le leadership dans les environnements à haut risque et dont les recherches sous-marines pionnières lui ont valu l'Ordre du Canada, et Taylor Owen, directeur fondateur du Center for Media, Technology and Democracy et professeur associé à la Max Bell School of Public Policy de l'Université McGill. Ils discutent des composantes d'un leadership profond, de la nécessité de combler le fossé entre le monde universitaire, les publics et les décideurs, de la nécessité de nouveaux types de collaboration et de l'éloquence publique des leaders en période de crises multiples.

 

Date

Épisode #12 - Collaboration : développer une vision claire du leadership, s’ouvrant à de nouvelles possibilités

Sections

 

Animatrice : Sophie Thériault

Invités : Caroline Allard et Patrice Sauvé

 

Résumé

La scénariste et enseignante Caroline Allard et le réalisateur Patrice Sauvé discutent de collaboration et de co-création fructueuses dans ce balado intitulé « Collaboration : développer une vision claire du leadership, s’ouvrant à de nouvelles possibilités ». En accueillant et en impulsant les interventions de leurs collègues – toutes catégories confondues – en faisant preuve d’ouverture et en faisant fi de la hiérarchie, ces deux professionnels de l’industrie télévisuelle cherchent à conserver l’authenticité et la pertinence de leurs productions artistiques.

 

 

Transcription

Sophie Thériault
Je vous souhaite à toutes et à tous la bienvenue à cette série de balados de la Fondation Pierre Elliott Trudeau portant sur la communication et le partage du savoir, un des concepts clés du programme de leadership de la Fondation. Il me fait plaisir aux fins de cet épisode sur la thématique Cocréation, élaborer une vision claire du leadership en étant ouvert aux nouvelles possibilités, d'échanger avec deux membres de la communauté qui, au travers de leurs carrières respectives dans divers milieux du monde artistique, possèdent de riches expériences en lien avec la cocréation, le potentiel qu'elle recèle et ses défis.

Caroline Allard, boursière 2003 de la Fondation, est une auteure et scénariste reconnue. Elle a signé en 2007 Les Chroniques d'une mère indigne, livre dont le succès fulgurant s'est traduit par son adaptation en websérie. Caroline Allard s'est ensuite fait connaître par de nombreuses publications destinées à divers lectorats, y compris livres illustrés, romans, bandes dessinées et albums jeunesse. Depuis 2011, elle collabore à la scénarisation de plusieurs séries télé et webséries, dont plusieurs de grande envergure. Elle a, de plus, animé des séries documentaires et chroniques à la radio et à la télévision. Caroline Allard enseigne aussi à l'École nationale de l'humour du Québec.

Patrice Sauvé, mentor 2020 de la Fondation, est un réalisateur et maître de l'art visuel, connu pour son audace. Après des études cinématographiques à l'Université Concordia, il a élargi ses horizons en travaillant à des émissions culturelles, des magazines d'affaires publiques et des documentaires. Cependant, c'est en 2001 qu'il a trouvé sa véritable voie grâce à la série culte La vie, la vie, qui a reçu à deux reprises le prix Gémeaux pour la meilleure réalisation dans une série dramatique. Il a ensuite réalisé plusieurs autres séries acclamées par le public et la critique, qui ont été récompensées par des prix prestigieux. Il a, de plus, réalisé plusieurs longs métrages.

Caroline Allard, Patrice Sauvé, merci beaucoup d'être avec nous aujourd'hui. 
Pour commencer d'abord, afin que vous puissiez vous présenter plus longuement en lien avec la thématique de cette série de balados, pouvez-vous nous parler un peu plus de vous et de la façon dont la communication et le partage du savoir figurent au cœur de votre travail ?

Caroline Allard
Je suis avant tout une créatrice. En fait, c'est comme ça que je me perçois. Mais on m'a déjà dit : « Caroline, tu es une communicatrice. » Donc pour moi, les deux éléments sont liés et se liaient sans même que je m'en rende compte. Puis effectivement, je suis dans la création parce que je suis scénariste, je suis auteure.
Mais je suis dans le partage de connaissances aussi en enseignant, même en parlant de mes œuvres aussi, de mes livres, des séries sur lesquelles je travaille, il y a un travail de communication qui se fait à ce niveau-là. Je pense que c'est quelque chose dans lequel je me sens autant à l'aise, sinon plus des fois, que dans la création.

En enseignant à l'École de l'humour, notamment à mes groupes d'élèves qui sont des groupes d'auteurs et autrices, je me retrouve vraiment à faire le pont entre la création et la communication parce que c'est des étudiants qui sont des créateurs déjà et qui veulent devenir des créateurs professionnels. Je suis arrivée à l'École de l'humour, dans une perspective de transmission de connaissances, c'est-à-dire j'ai un cursus de matière à donner. Et puis ça fait quand même sept ou huit ans que j'enseigne à l'École. Plus ça va, plus je demande qu'on mette plus de séances à mes cours, même si j'ai la même matière à donner parce que je me rends compte que la communication va dans les deux sens. Quand je commence mes cours, maintenant, je parle toujours de mon métier. Je leur parle de comment s’est déroulée ma dernière semaine. Qu'est-ce que j'ai fait ? Comment je me sentais ? Qu'est-ce qui a bien été ? Qu'est-ce qui a mal été ? Je pense que dans la balance des choses, c'est sûr que ma matière est importante, mais que ce qu'on vit comme créateur est important autant sinon plus pour des étudiants, pour l'espèce de portrait global, de ce dans quoi ils s'embarquent, et donc, j'ai pris une ligne, une ligne particulière. Si ça ne répond pas tout à fait à ta question, tu me ramèneras.

Sophie
C’est très bien, merci.  

Patrice
C'est sûr que je me retrouve comme réalisateur dans l'étape qui suit celle de Caroline quelque part. Je suis donc un interprète sensible, une espèce de courroie de transmission entre le texte et l'œuvre audiovisuelle et bien sûr, la communication avec le public. On raconte des histoires pour qu'elles soient regardées, entendues, appréciées, qu'on les rit, qu’on les pleure. Mon travail à moi est dans ce grand axe, de partir de l'idée initiale du texte et la valeur singulière du texte et essayer de lui faire justice et de l'incarner pour qu'elle se rende au bout du compte devant un million de personnes ce soir ou dans votre salon à « binge watcher » une série à travers ce processus de communication plus large de transmission d'un savoir qui est, dans mon cas, de raconter des histoires, donc partir d'une histoire papier. Mais il y a tout un processus qui est de l'incarnation et cette incarnation-là ne se fait pas tout seul. Je ne suis pas… Je suis réalisateur et donc je commande, entre guillemets, mais je demande et je collabore avec une multitude de personnes qui doivent m'aider à rendre réel ce texte-là pour qu'au bout du compte, il soit visible et audible pour le public. Donc la communication, il y en a une très, très large, une grande, grande courbe qui est quelque part de respecter l'œuvre initiale et de respecter ce désir de raconter, de dire quelque chose, le porter vraiment et le redonner au public. Et à travers tout ça, il y a une multitude d'autres lignes de communication, d'échange, de collaboration qui se fait avec tous ceux qui m'aident à rendre cette incarnation possible.

Sophie
Donc, Patrice, vous l'avez bien exprimé. Votre travail est un travail essentiellement d'équipe. C'est un travail relationnel. Je pense que cette remarque vaut également pour Caroline, ce qui m'amène à vouloir discuter avec vous de l'importance de la co-création pour les individus, les communautés, la société en termes du partage de savoir, la mise au point de solutions innovantes ou d'autres efforts de collaboration. En quoi dans votre travail, la co-création est-elle importante ?

Caroline
À plusieurs niveaux. C'est drôle parce que récemment, dans les journaux, il est sorti un reportage sur les scénaristes, sur la difficulté qu'on a de travailler, de produire dans des conditions parfois très, très stressantes, avec beaucoup de pression. Et puis il y avait des scénaristes qui se confiaient en disant qu’ils aimaient bien travailler à plusieurs sur un projet, pas seuls sur un projet. C'est drôle, mais ça fait quelques années que je ne travaille qu'en équipe. En fait, sur des projets, ça fait vraiment partie de ma ligne éditoriale. C'est-à-dire que non seulement quand ça va bien, ça va doublement bien parce qu'on peut partager la joie que le projet aille bien, mais quand ça ne va pas bien, il y a justement une pression quand même qui est levée d'être à deux ou à plusieurs pour régler les problèmes qui peuvent arriver pour prendre le relais si l'autre est un peu fatigué. Donc, à ce niveau-là, d’être simplement dans le bien-être pour moi. Et je sais que c'est très personnel parce qu'il y a des auteurs et des scénaristes qui préfèrent travailler tout seuls en silo, ça fait leur affaire, c'est leur projet. Je ne dis pas que ça n'arrivera jamais non plus. Mais pour le moment, moi, j'ai un grand confort, et c'est rassurant aussi de faire partie d'une équipe.

Et je pense que dans des situations de haute pression, même si, comme on dit couramment, on n’opère pas des cerveaux, on a tout de même des échéances serrées, on a quand même des objectifs à rencontrer, et cette co-création aide justement à ce niveau humain de partage de l'expérience, puis de faire face à au travail qu'on a à faire tous ensemble. Ça, c'est un niveau. L’autre niveau, c'est vraiment un niveau d'apport social, je dirais, dans les projets, quand on est plusieurs, ce n'est pas obligé d'être des grandes choses. Mais moi, j'aime beaucoup amener des stagiaires avec moi sur des projets, des étudiants, de l'École de l'humour que je vais amener avec moi sur des projets, parce qu’eux, évidemment, ça leur apporte beaucoup de voir comment ça fonctionne dans le concret.

Mais l'inverse est aussi vrai. Souvent, c'est des jeunes. Donc, on a des jeunes autour de la table qui peuvent nous dire comment eux perçoivent tel et tel sujet, tel et tel angle qu'on va prendre. Puis, même si en bout de ligne, on prend les décisions, évidemment, mais c'est quand même quelque chose qui est autour de la table, qui est verbalisé alors que s’ils ne sont pas là, ce n'est pas verbalisé, ça peut se manifester dans des circonstances, je veux dire socialement, pour moi en tout cas encore plus pertinentes et significatives. Par exemple, pour une émission comme le Bye-Bye à laquelle j'ai participé en 2020, on avait une équipe de créateurs de la diversité. Et puis c'était une année qui avait été difficile avec George Floyd et avec les incidents avec les policiers un peu partout. De notre côté, dans notre équipe, il n'y avait pas de membres de la diversité. On essayait d'écrire des textes là-dessus, mais c'était honnêtement comme des dessins de maternelle par rapport à ce qu'un artiste pourrait faire. Puis eux sont arrivés, ils ont soumis des sujets, ils ont pris des angles auxquels on ne s'attendait pas, puis on a vu les choses de leur manière. Puis, si on n'avait pas fait une place à ces gens-là dans notre équipe, on serait passés à côté du sujet, je pense. 

Et puis évidemment, c'est en nuances ces choses-là. Je ne veux pas dire qu'on ne peut pas se mettre à la place de quelqu'un d'autre pour parler de quelque chose quand on est un artiste. Moi, j'ai eu le cancer du sein 2017 puis je me disais des fois : « Est-ce que je suis mieux de parler de quelqu'un d'autre pour faire une série sur le cancer par exemple ? » Peut-être pas, mais très certainement que si quelqu'un voulait faire ça, je lui conseillerais de s'entourer de personnes qui sont passées par là dans une optique de co-création encore pour alimenter. Puis on est porté naturellement à le faire, à s'informer, tout ça, mais que ça soit normalisé et peut-être intégré dans des stratégies, c'est quelque chose qui pourrait nous permettre d'avancer comme créateurs, puis de faire de la place aussi à des gens qui prennent moins le plancher, parce que c'est beaucoup, un travail de connaissance. « Je connais telle personne. On pourrait l'amener sur le projet », donc de stratégiser pour amener des gens qui ne sont pas nécessairement déjà dans ce milieu. L'appui des connaissances de ces personnes-là, je pense que, pour moi en tout cas, c'est quelque chose que je porte comme valeur, que j'essaie d'amener sur des projets.

Sophie
Merci. Donc la co-création qui permet d'amplifier les voix. Patrice ?

Patrice
Dans mon cas, comme réalisateur, ce serait merveilleux si cet espace-là, comme celui de Caroline, pouvait exister à temps plein. La particularité de l'espace que j'occupe dans mon travail, c'est comme une course à relais, un petit peu plus dans l'espace de travail que j'occupe. C'est à dire que le travail de recherche, le travail préalable peut être fait au niveau du scénario, des textes. Ce serait bien si ces conversations se passaient sur un plateau de tournage, mais ça coûterait une fortune. C'est très difficile. Concrètement, il faut à un moment donné, ce que j'appelle du despotisme éclairé. C'est un peu terrible à dire, mais c'est une façon de rester, d'aller chercher chez les collaborateurs dans un moment de crise. (Un tournage est comme un instant de crise. On doit produire énormément matériel, avec une cinquantaine de personnes autour de nous qu'on doit diriger, qu'on doit amener à incarner à chaque jour une multitude de scènes, une multitude d'enjeux narratifs et émotifs.) Et il faut être directif. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas être à l'écoute. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas nommer à tout le monde et aux collaborateurs nos propres angles morts.

Je viens de faire une série qui sera en ondes à Radio-Canada au printemps, qui traite d'un bonhomme qui habite Parc-Extension, quartier multiethnique de Montréal s'il en est un. Il se retrouve au cœur d'une fusillade, et sa femme se fait blesser. Une fusillade de gangs de rue. Et c'est un ancien policier. Chemin faisant, il va essayer de retrouver la personne qui a blessé sa femme et se faire entre guillemets « vengeance ». Mais ça, ça va apprendre plein de choses sur lui-même. Donc, on se retrouve… J'ai un point de vue d'un bonhomme blanc de 60 ans, qui glisse dans un univers qui lui est inconnu.

C'est sûr que j'ai demandé à tous les comédiens et tous les collaborateurs qui venaient d'un autre milieu, de m'aider à voir ce qu’étaient les écueils, d'aller chercher la connaissance immédiate autour de moi pour être toujours dans le point de vue de l'homme blanc, c'est vrai, mais pour être sûr que je ne rentre pas dans un cliché, que je ne rentre pas dans quelque chose… et moi-même apprendre, me confronter, mon personnage se confronte lui aussi à ces réalités-là de façon juste.

Chemin faisant, chaque jour de tournage, je n'hésitais pas une seconde à confronter positivement les acteurs, les techniciens, qui pouvaient éclairer ce je faisais. Est-ce que je suis sûr qu'on est corrects ? Est-ce qu'on est justes ? Est-ce qu'on est en train de dévier… Ce n’est pas pour être méchant ou réduire notre vision, mais parce qu’on ne sait pas qu'on ne sait pas aussi. Parfois, c’est aussi niaiseux que ça.
Donc, de couvrir nos angles morts le mieux possible, que ça devienne une espèce de réflexe. Pour la justesse du texte, pour livrer au public quelque chose qui est cohérent, singulier, mais qui correspond à une nouvelle réalité d'aller chercher, nous comme créateur, toute l'info qu'on peut au fur et à mesure pour être sûr… On va échapper des choses, mais être dans l'espoir au moins que quelque part, on soit le plus respectueux, qu'on intègre le mieux et qu'on est le reflet de notre monde, de notre société, qui est en mouvement, qui est en changement… Notre audiovisuel a besoin d'histoires qui appartiennent à une communauté beaucoup plus large que la communauté blanche qui l’a formé depuis les cinquante dernières années. C'est fondamental. On essaie d'avancer là-dedans puis d'aller chercher tout ce qu'on peut. Tous les collaborateurs sont les bienvenus à ce moment-là.

Caroline
Patrice, je vais rebondir sur ce que tu dis parce que c'est drôle, tu disais que tu étais comme un peu despote éclairé, au sens où il faut que tu donnes quand même la direction. Mais la façon dont tu parles, c'est très anti-hiérarchisant aussi. J'ai ce réflexe-là, c'est-à-dire qu'on va chercher à avoir les rétroactions des gens qui sont susceptibles de nous apporter le plus sur ce projet. Pas nécessairement l'appui des gens qui occupent tel ou tel poste, qui ont telle ou telle position dans la hiérarchie du projet. C'est drôle, pour des questions que j'ai sur des textes, mon interlocuteur privilégié ne sera pas nécessairement la productrice. Ça peut être le coordonnateur parce que je sais qu'il a déjà eu une telle expérience. Puis j'ai envie de l'entendre parler là-dessus. Je sais que ce qu’il va me dire va m'aider. M'alimenter. C'est la même chose pour mes étudiants quand je les amène comme stagiaires. Moi, ça me fait toujours un peu… Pour moi, c'est des collaborateurs, c'est des collègues. Oui, c'est des stagiaires, c’est nommé comme ça dans le schème des choses. Mais en même temps, c'est des collaborateurs aussi. Ça fait qu’il y a quelque chose, je pense, dans un leadership nouveau qui n’est pas dans la hiérarchie de « Je dois parler à telle personne si je veux avoir… », de passer par certains canaux préétablis.

Patrice
En fait, notre milieu permet ça quand même. Il y a un système hiérarchique relatif, c'est vrai, mais dans l'efficacité de la création, tu prends ce qui est nécessaire par réflexe, par survie, par moyen de survie, ce qui provoque de façon positive les choses. Il y a dans notre façon de fonctionner une souplesse relative. Parce que bien que tout le monde sache quel travail il a à accomplir, dans une journée de tournage, chaque projet est un prototype, à chaque fois. Donc on l'aborde avec sa singularité, ce qui fait qu’on est obligés de composer avec des gens nouveaux. C'est-à-dire que moi, j'ai rarement… J’ai des équipes qui reviennent, mais quand même, les collaborateurs d'un projet à l'autre changent et parce qu'ils changent, bien qu'ils occupent la même fonction, ils ont une sensibilité différente et moi, je vampirise cette sensibilité-là dans le bon sens. Je vais chercher tout ce que je peux d’eux pour me confronter la mienne. Et au bout du compte, oui, comme on dit en anglais, « push come to shove », en bout de ligne, il faut que quelqu'un tranche. Puis les gens sont en général bien contents de se retourner vers moi pour que je prenne la décision finale, que je prenne la responsabilité.

Mais quelque part, je la prends de façon plus avisée, parce que j'ai réussi à confronter, stimuler autour de moi, sur certaines questions qui sont plus épineuses que d'autres, qui sont des évidences. Il y a des scènes qu’on tourne où on sait exactement ce qui doit se passer. Il y a bien des champs, comme dans Larry, cette série-là, il y a bien des espaces nouveaux, narratifs, que moi-même avec plus de vingt ans d'expérience, je n'avais pas confrontés encore et donc, je me sers de mes collaborateurs dans le bon sens et je pense qu'ils en sont reconnaissants aussi. C'est vraiment bien que les collaborateurs aient l'impression d'être écoutés pour ce que je demande spécifiquement.

Caroline
Je me rends compte que, plus ça va avec le temps, ce que j'aime sur un projet, c'est être utile. Je ne veux pas être sur un projet pour un titre que j'ai. Je ne veux pas être sur un projet pour l'argent qu’il y a au bout. Je veux être sur un projet parce que je sens que j'y ai ma place, que ce que j'ai apporté est pertinent, que les gens sont contents que je sois là pour ça.

Ce que tu dis, Patrice, c'est un peu la même chose, c'est-à-dire que tes collaborateurs, tu les valorises aussi pour ce qu'ils ont à t’apporter. Je pense que c'est extrêmement important et de plus en plus important. Pour moi, c'est une question de bien-être aussi dans les contrats que je fais et de respect envers les personnes avec qui je travaille aussi, de les valoriser pour ce qu’elles sont et non pas nécessairement seulement pour la place qu'elles auraient à jouer de façon très formelle. C'est donc de se sentir utile sur quelque chose. Ça ne tient pas seulement à comment on nous désigne, ça tient à ce qu'on peut apporter de toutes sortes de facettes aussi.

Sophie
Merci. Je pense que vous avez, par ces échanges, largement répondu à la prochaine question que je voulais vous poser, qui était celle de savoir quels sont les fondements du processus de création, puis certaines des étapes qu'on peut suivre en tant que leader pour la mener à bien. Pour pousser un peu plus loin, je vous demanderais peut-être quelles sont les qualités et les attitudes qui font en sorte qu'un projet de co-création que la co-création peuvent être menés à bien. Donc quelle attitude, quelle qualité doit-on cultiver pour pouvoir travailler avec les autres ?

Caroline
Il faut avoir confiance en nos collaborateurs. Je pense que ce que ce qui me fatigue des fois, c'est le micro-management. C'est quelqu'un qui est au-dessus de ton épaule, qui dit qu'il te laisse le champ libre, mais qui ne le fait pas. Mais tout ça mis dans la balance évidemment. Moi, j'adore avoir des rétroactions, c'est probablement pathologique dans mon cas. Ça ne me dérange pas que douze personnes me donnent des commentaires sur mes textes. Je vais être contente de les avoir, je vais pouvoir faire la part des choses, mais encore faut-il que je sache que ma démarche artistique comme créatrice est respectée et que la vision que j'ai de ce que je vais produire est respectée, tandis que de me faire dire que j'ai une certaine liberté alors que je ne l'ai pas, ça me fatigue beaucoup.

Donc, je pense que c'est une attitude de confiance. On revient à la valorisation des individus qui sont là. Si on choisit de travailler avec des gens, c'est parce qu'on considère leur valeur puisqu’on considère qu'ils ont quelque chose à apporter. Pour moi, dans la confiance qu'on a, qu'on accorde à nos collaborateurs, il y a un gros plus par rapport à ta question, Sophie.

Sophie
Merci, merci Caroline.

Patrice
Il y a la confiance, la confiance qu'on nous donne, c'est évidemment d'un producteur à mon égard. Puis un scénariste qui va me donner son texte, qui va me donner la responsabilité. Il y un sens de la responsabilité très large, qui est au cœur de tout ce que j'ai fait, que ce soit une série… Il y a des séries qui, on le sait, sont là pour divertir, d'autres qui existent pour divertir et faire réfléchir. Mon travail, c'est de donner un bon « show ». Si je peux vous faire pleurer pendant une heure et demie, c'est un bon show. C'est-à-dire que ça, ça sert à autre chose, que ça vous détache de votre quotidien et tout ça. Mais pour moi, il y a toujours eu une notion de responsabilité. Donc, de choisir le texte que je vais porter, ainsi qu’une responsabilité envers le public; premièrement, qu’il comprenne ce que j'essaie de lui dire, que je ne sois pas fermé en termes narratif, c'est-à-dire élitiste, que je ne sois pas dans une forme qui va plaire seulement à un petit groupe, parfois malgré moi, c'est ce qui va arriver. Ce n'est pas nécessairement ce que je souhaite initialement. Et cette responsabilité-là qui est une responsabilité, je dirais, de communicateur, mais de respect de l'éditeur du spectateur.

D'où le fait que toute ma posture est fondée là-dessus. Je demander à tout le monde ce sens de responsabilité. J'essaie de démultiplier puis de renforcer par les échanges que je peux avoir avec mes collaborateurs. L'autre chose aussi assez particulière dans notre métier, c'est que oui, on ne fait pas des opérations au cerveau, on ne sauve pas des vies, nécessairement – bien que certaines œuvres de fiction puissent le faire, aider des gens à vivre – mais on le fait dans l'urgence. Parce que nos moyens de production, parce que les délais de livraison, parce que on doit être en ondes à telle date à telle heure et tout ça ne bougera jamais. La pression. On a l'impression d'être tous ensemble, à éteindre un immense feu de grange quand on fait notre projet et donc, à ce moment-là, il faudrait vraiment que ce soit un vrai pas fin pour pas aller chercher l'aide de l'autre qui t'amène un seau.

C'est-à-dire que notre milieu nous place dans une posture dans laquelle on est obligé de demander de l'aide. Je le vois comme ça. Et que si l’on passe par-dessus cette notion de responsabilité plus large, ce que tu essaies de faire, c'est de dire dans un contexte… On pousse dans le dos, puis on oblige à faire les choses rapidement. Il y a quelque chose de positif qui…. C'est comme si c'était malgré moi ce que je vous dis, ce qui se passe. Mais si on est bien positionné, comment on a envie de faire les choses dans ce contexte-là ? C'est comme si ça stimulait tous ces échanges. C’est ce que j'ai constaté. Ça n'empêche pas d'avoir des productions qui sont des catastrophes, des productions qui sont des cauchemars avec des êtres qui ne sont pas Dieu.

Ça arrive, on en croise. C'est l'autre chose fondamentale, je crois, à reconnaître. Il y a des gens avec qui ça sera impossible de collaborer dans la vie. Il y a des gens… On a beau discuter entre nous ici de cet espace qu'on souhaite tous l'expérience du métier. L'expérience de vie me fait constater qu'il y a des gens avec qui il n'y aura rien à faire. Je vais passer la porte. Puis je vais aller sur un autre projet. Je ne continuerai pas. Il faut avoir de bonnes expériences pour être capable de comparer. Si celle-ci est médiocre et si on ne peut y remédier, ça ne sert à rien. C'est-à-dire que toute cette idée magnifique de collaboration et de systèmes de collaboration, elle doit se mesurer à certains individus qui sont monstrueux là-dedans et qui avec qui on ne pourra pas faire ça.

En fait, c'est juste important dans notre métier. Caroline a sûrement des anecdotes qu'on pourrait se raconter infiniment. Mais il y a tout ça aussi et donc au fil du temps, on finit par discerner, on arrive à trouver un espace qui correspond plus aux premières valeurs que j'ai décrites dans mon intervention.

Caroline
Effectivement. C’est tout à fait vrai par rapport au choix des collaborateurs. Et dans la position que j'occupe, c'est-à-dire de travailler avec des jeunes auteurs, je suis bien placée aussi pour répondre à des questions, etc. « Tel truc m'a été proposé. Est-ce que c'est un bon salaire? Est-ce que j'ai travaillé avec telle personne ? Travailler avec elle, c’est comment ? Est-ce que je ferais bien d’embarquer dans un tel projet ou pas ? »
Donc, on peut aussi, avec notre expérience, devenir des points de référence pour ces personnes-là. Mais c'est vraiment, je pense, d'avoir à cœur l'épanouissement aussi des personnes qui entrent dans ce domaine. Si on a la position. Et puis moi, j'ai cette position privilégiée-là d'avoir une bonne relation avec des étudiants.

Évidemment, s'ils ont des questions à poser par rapport à « Devrais-je aller sur tel projet ou plutôt que sur tel autre ? » des fois, ça ne dépend pas nécessairement des personnes qui sont dedans. Ça dépend parfois de « Qu'est-ce que tu veux pour ta carrière ? Quels sont tes objectifs? Dans quel genre d'œuvres préfères-tu t’engager ? »
C’est de l'accompagnement. J'ai la chance de me faire solliciter pour ça. Je n'ai pas toujours les réponses, mais la réponse est parfois dans le fait qu'on peut en discuter. On est un milieu aussi qui a la chance d'avoir ses relations de proximité quand on est sur des projets, puis que c'est le fun de parler de nos projets. Donc, je pense qu'à la base, d'avoir la possibilité comme créateur, de pouvoir être un « sounding board » – excusez l'anglicisme – pour des jeunes, pour de nouveaux-venus dans le milieu, je pense que c'est quelque chose d'important.

Sophie
Je comprends de vos propos que la co-création peut avoir des répercussions réelles et tangibles sur vos équipes, aussi sur ce que vous produisez. Est-ce que vous pourriez donner un exemple, des cas où vous auriez remarqué que la co-création avait aussi une incidence importante sur la société ?

Caroline
Moi, je pense que très certainement, parce qu'en quelque part, ce n'est pas juste une théorie, c'est une attitude aussi. Je veux dire on est des créateurs qui co-créons, ce n'est pas pour rien parce qu’on sait ce que ça nous apporte. On sait ce que ça apporte aux autres. Je pense qu'à l'extérieur même de notre domaine de travail, puis je pense même de la façon dont on perçoit n'importe quel enjeu de société, je pense qu'on peut se dire qu’il y a des solutions à aller chercher dans ce mode de pensée-la. Ça reste très abstrait, mais je pense que la personne que je suis (je n'ai pas été formée pour être une co-créatrice ou être une leader qui va avoir ce genre de...) C'est vraiment avec les expériences, avec ma personnalité. Mais je pense que le fait est que ça fonctionne. Les gens aiment ça. Travailler dans un environnement qui est respectueux, dans un environnement qui est stimulant de cette façon-là.

Puis ça s'exporte aussi. C'est drôle parce que je parlais au début de comment je racontais mes semaines à mes étudiants. Je raconte à mes enfants que je raconte mes semaines aux étudiants. Et puis il y a ma plus vieille au cégep, qui avait dit à son prof : « Ma mère enseigne à l'École de l'humour et raconte ses semaines. » Son prof s'est mis à raconter ses semaines au début des cours. Donc, il y a des contaminations, disons bénéfiques, qui peuvent se faire, ne serait-ce que par notre façon de fonctionner, que les gens apprécient, et qui fonctionnent et qui sont utiles et efficaces.

Patrice
Comment ça peut rejaillir dans le monde ? Je ne sais pas trop. Ce qui rejaillit, c'est l'œuvre en général, c'est l'œuvre audiovisuelle. Ce que je constate, c’est que des membres de la Fondation ont pu venir sur le plateau de tournage en décembre et étaient étonnés de voir le plateau. Moi, j’ai été étonné de leur regard, positivement s’entend. Je crois que notre milieu de saltimbanque a un modus operandi très, très singulier qui est extrêmement efficace en fait, parce qu'on pense toujours que le cinéma, c'est les tapis rouges ou c’est « action » et « coupez » avec des vedettes, tout ça. Alors que c'est une communauté de gens qui travaillent très, très fort, qui aiment le métier, qui sont une cinquantaine, soixantaine qui, en une journée, génèrent vraiment beaucoup de scènes, de matériel pour faire pleurer les gens, et que notre méthode de fabrication gagnerait peut-être à rayonner.

Comment on fonctionne? En fait, on est là, on en parle, Caroline et moi. Ça semble être une évidence pour nous, parce qu’on baigne là-dedans depuis une trentaine d'années maintenant. Mais j'ai cru comprendre dans le regard des membres de la Fondation qui étaient là, qu’il y avait quelque chose d'original et peut-être de positif, d’intéressant à explorer. Donc, voilà.

Caroline
C’est drôle parce qu'à un moment donné, quand j'ai commencé à travailler sur Conseil de famille, une émission-jeunesse, la co-création, justement, était vraiment… Ça s'est bâti autour de ça. On était des équipes d'auteurs en brainstorm et on partageait les commandes, mais en même temps, c'était tellement fluide. Tout le monde avait son rôle à jouer, qui était à la fois bien défini, mais « Je vais te donner un coup de main si tu en as besoin ». Ça marchait tellement bien que j'avais dit à la productrice : « Il faudrait écrire comment on fait parce que ça va tellement bien que les autres pourraient fonctionner de la même manière. »

Mais comme Patrice le dit, ça va tellement vite qu’aussitôt que j'ai dit ça, j'ai passé à autre chose parce qu’on a toujours autre chose à aller faire. Puis il y a, comme à chaque projet, un équilibre à trouver. Mais je pense qu'il y a quand même le fond de co-création pour moi, en tout cas dans mes projets qui restent, qui nourrissent, qui fait que c'est plus épanouissant travailler là. Mais c'est vrai que je pense parfois à me dire il y a quelque chose-là qui pourrait être systématisé. Là, on pourrait écrire un livre là-dessus, Patrice et moi.

Patrice
Oui, cela me ferait plaisir. Il y a au moins des bonnes anecdotes ! 

Sophie
Pour terminer, une simple question de clôture. Est-ce que vous auriez un livre, un article, une vidéo, un balado ou tout autre média qui aurait influencé votre point de vue et que vous recommanderiez à nos auditeurs et auditrices ?

Caroline
J'ai longuement réfléchi à ta question, j'avais vraiment peur d'arriver avec absolument rien. J'avais comme un blanc, mais en fait, les livres que je lis le plus, durant les cinq dernières années, c'est des livres érotiques parce que je fais une chronique de livres érotiques à l’émission Plus on est de fous, plus on lit. Mais il y en a là-dedans qui m’influencent. J'ai lu le livre, par exemple, L’amant du lac de Virginia Pésémapéo-Bordeleau, une auteure d'origine amérindienne. Ça ouvre un pan de l'esprit de dire : « Je n'avais pas comme vu les relations amoureuses de cette façon-là. » J'ai lu les livres de Nicolas Giguère, par exemple, qui est un jeune gai qui vient de Beauce. Ça ouvre cette perspective-là aussi sur « Oui, la façon dont je perçois la drague ou les relations sans lendemain, c'est de cette façon-là, mais c'est complètement différent dans une autre communauté. » Donc à leur manière, souvent, je trouve que ce genre de livre va nous confronter. Et puis moi, je pense vraiment que les univers se nourrissent l'un l'autre. Puis de lire là-dessus, ça influence comment je réfléchis sur autre chose. Donc, lisez de la littérature érotique, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise !

Patrice
Qu'est-ce que je peux bien ajouter à ça vraiment ? C'est une question très difficile parce que justement, il y a tellement de choses qui nourrissent, en fait. Chaque roman, chaque film, chaque série pertinent me plonge dans un nouvel univers, un nouveau point de vue, de nouvelles singularités.

S’il faut retenir quelque chose de nos propos, ce serait de regarder la prochaine fiction sur Radio-Canada, Craves, CBC, whatever, en se disant qu'elle a été faite avec cet esprit de collaboration très, très, très certainement. Et donc, quelque part, l'apprécier, peut-être une façon différente parce que sinon, moi aussi chaque fois que je prends une œuvre, que ce soit un tableau, un récit, écrit, une œuvre audiovisuelle, je me sens confronté dans le bon sens et je me sens nourri, j'ai l'impression qu'il y a une partie du monde qui m'est offerte, une toute petite partie qui s'ouvre. Et je m'en porte beaucoup mieux à chaque fois.

Sophie
Merci beaucoup pour cette dernière question, qui m’avait fait frissonner en fait, parce que, un peu comme Patrice l'a exprimé, ce qui m'a influencée, ce n'est pas tant une œuvre culte que l'ensemble des lectures que je fais, ce qui me transforme, qui transforme aussi la lecture quand je la refais, que je l'aborde ou que je la comprends d'une manière tout à fait différente plus tard. Donc, c'est une question que je trouve moi-même très difficile. Alors je m'en excuse. Je m’en voulais de vous l'avoir posée, donc, ça a été vraiment un plaisir de m'entretenir avec vous deux. Puis je vais continuer de suivre le bon travail que vous faites.

Caroline
Merci, Sophie. C'était un plaisir et vraiment un honneur d’y participer.

Patrice
C'est un plaisir, vraiment. Merci, Sophie. Caroline, au plaisir de se croiser dans le vrai monde.

Caroline
Absolument et d'écrire un livre ensemble.

Patrice
Absolument. Merci encore.

Sophie
Merci, bonne journée !
 

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Richard Ford book

« Dress Codes: How the Laws of Fashion Made History » par Richard T. Ford

Richard Thompson Ford's book "Dress Codes: How the Laws of Fashion Made History"
an image of the globe and coins

Je suis les économies mondiales / I am the Global Economies

Un poème collaboratif de Barbara Grantham, Michelle Liu, Jean-Frédéric Morin et Alexandre Petitclerc, au nom de la 20e cohorte de la Fondation Pierre Elliott Trudeau / A collaborative poem by Barbara Grantham, Michelle Liu, Jean-Frédéric Morin, and Alexandre Petitclerc, on behalf of the 20th cohort of the Pierre Elliott Trudeau Foundation