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La diversité au service du leadership engagé

La diversité au service du leadership engagé

Diversité : l’innovation en recherche pour l’inclusion effective des personnes marginalisées

Summary
Ce balado sur la recherche participative en sciences sociales met en lumière le savoir d’expérience des personnes marginalisées, aux parcours difficiles. La chercheuse Caroline Leblanc, boursière 2019 et membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation, et ses deux directrices de doctorat, Christine Loignon et Karine Bertrand expliquent comment intégrer ces personnes marginalisées aux équipes de recherche grâce à l'innovation et aux méthodologies adaptées et quels pièges éviter en ce faisant.
Sections

 

Avec Margarida GarciaCaroline Leblanc, Christine Loignon et Karine Bertrand 

 

Résumé

Ce balado sur la recherche participative en sciences sociales met en lumière le savoir d’expérience des personnes marginalisées, aux parcours difficiles. La chercheuse Caroline Leblanc, boursière 2019 et membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation, et ses deux directrices de doctorat, Christine Loignon et Karine Bertrand expliquent comment intégrer ces personnes marginalisées aux équipes de recherche grâce à l'innovation et aux méthodologies adaptées et quels pièges éviter en ce faisant.

 

 

Transcription

Margarida

La recherche universitaire vit une période de transformation. Nous sommes en train de créer un nouvel avenir en ce qui concerne la diversité et l'inclusion en recherche. Ensemble, nous sommes de plus en plus conscients de l'importance de reconnaître et de soutenir la pluralité d'approches théoriques, méthodologiques, l'apport de différentes épistémologies, l'apport de types de savoirs qui puisent à diverses sources et l'importance d'inclure des voix et des groupes qui ont été historiquement marginalisés par la recherche universitaire.

Une recherche universitaire plus équitable est sans aucun doute un pari envers un monde plus équitable. Il y a beaucoup à faire pour y arriver, et c'est pourquoi je suis ravie de recevoir aujourd'hui trois chercheuses engagées dans la construction réelle d’un écosystème de recherche davantage inclusif et diversifié.

Caroline Leblanc, Christine Loignon et Karine Bertrand, bienvenue à Espaces de courage. Merci d'être avec nous aujourd'hui.

Caroline Leblanc est étudiante au doctorat en santé communautaire à l'Université de Sherbrooke, titulaire d'une maîtrise en travail social, Caroline est une personne engagée dans la défense des droits des personnes en situation d'exclusion. Actuellement, elle mène une recherche participative et ethnographique pour comprendre la réalité des personnes qui habitent dans la rue sans avoir recours aux refuges et aussi pour mettre en valeur leurs forces et leur résilience.

Christine Loignon est professeure titulaire à l'Université de Sherbrooke et professeure adjointe à l'Université de Victoria. Elle a une formation multidisciplinaire en sciences sociales et est détentrice d'un doctorat en santé publique. Sociologue de la santé œuvrant dans la recherche appliquée aux systèmes de santé, Christine a mené plusieurs projets de recherche participative, est engagée dans la communauté avec des patients et des citoyens marginalisés par la pauvreté ou la littératie, et aussi avec plusieurs organisations et professionnels en soins primaires et communautaires de la santé. Ses travaux visent à renforcer l'équité en santé et l'équité sociale. Elle est membre du comité de direction du Centre d'étude sur la pauvreté et l'exclusion du gouvernement du Québec. Elle est éditrice de l'ouvrage collectif « Recherches participatives et équité en santé », qui paraîtra aux Presses de l'Université Laval au printemps 2022.

Psychologue de formation, Karine Bertrand est professeure titulaire au département des sciences de la santé communautaire de l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire de recherche sur le genre et l'intervention en dépendance. Elle est également directrice scientifique de l'Institut universitaire sur les dépendances, et ses recherches visent à rassembler divers partenaires provenant des milieux d'intervention, et des personnes ayant une expertise de vécu afin d'améliorer les politiques et les services en dépendance et diminuer les iniquités en santé.

Elle se considère comme une alliée des personnes qui sont marginalisées en lien avec leur usage de substances psychoactives et considère essentiel de valoriser leur voix afin de contribuer à réduire la stigmatisation à leur égard. Elle a notamment mené plusieurs travaux en collaboration avec des jeunes en situation de précarité sociale, diverses communautés LGBTQ+ et auprès de femmes aux prises avec des addictions.

Bienvenue, toutes les trois, à Espaces de courage et merci d'être avec nous.

Caroline, je vais commencer par vous. Parlez-nous un peu des raisons qui vous ont amenée à vouloir faire de la recherche inclusive ?

Caroline

Tout d'abord, je dois reconnaître quand même l'expérience que mes directrices de doctorat m’ont amenée à comprendre ce qu’était la recherche participative parce que pour moi, la recherche était quand même une production de connaissances beaucoup plus conventionnelles, paternalistes, sans nécessairement valoriser la voix des plus opprimés. Puis, étant moi-même une personne qui était opprimée dans ma vie, quand j'ai découvert la recherche participative par l'œil, entre autres de mes directrices, il était incontournable que je puisse négliger cette option-là, dans mon doctorat.

Donc, pour moi, c'était vraiment une raison pour laquelle que je me suis dirigée vers la recherche participative : pour faire faire vivre les voix des personnes les plus exclues de notre société.

Margarida

Et Caroline, qu'est-ce que vous avez découvert à travers cet engagement, à travers la découverte de ce monde en recherche auprès de personnes en situation d'exclusion ?

Caroline

Ce que j'ai vraiment compris à travers mes implications, c'est que la recherche participative vient créer des opportunités pour que les personnes les plus exclues de la recherche puissent y prendre part. En fait, la recherche qui se fait auprès des populations opprimées est souvent faite par des chercheurs qui ne le sont pas.

Donc, il est important de rendre plus accessible la recherche et de « désutiliser » en fait le savoir pour produire des connaissances vraiment plus justes de leur réalité, mais aussi leur permettre de s'engager à améliorer le monde. Quand on dit le monde, c’est leur monde, donc créer vraiment en les considérant dans leur entièreté, un espace où elles peuvent s’émanciper mais aussi contribuer à améliorer leurs propres conditions.

Margarida

Et ça met vraiment en lumière l'importance de la recherche comme contribution à la société, comme contribution à améliorer les conditions de vie des groupes qui participent à la recherche. Donc, c'est vraiment important.

J'aimerais aussi beaucoup poser cette question à Christine et à Karine. Qu'est-ce que vous avez découvert avec votre engagement en recherche participative auprès de personnes en situation d'exclusion ?

Christine

Mais il y aurait tant à dire. Caroline, je pense qu'elle a soulevé un point super important parce que, en fait, c'est vrai que la plupart des projets de recherche participative, même avec les populations marginalisées, ne sont pas menées nécessairement par des chercheurs qui ont vécu cette situation.

Ce que je voulais apporter comme point, c'est que je me suis vraiment découverte moi-même comme femme et aussi comme chercheur, à travers ces engagements-là dans les projets de recherche participative. J'ai pris conscience assez récemment curieusement, que j'ai été très influencé par mon éducation.

Mes parents étaient très engagés socialement. Ils m'emmenaient dans leurs débats politiques, dans les contestations dans la rue. À l'université. Lorsque j'étudiais en science politique et en sociologie, j'étais vraiment influencée par les théories de l'action sociale. J'étais fascinée par le changement social, comment on peut amener à changer une société, à s'améliorer.

Je crois que l'engagement comme chercheur, avec des personnes en situation de pauvreté me vient vraiment de ces influences-là, et de la volonté de faire un changement. Il faut quand même être assez indigné face aux injustices et aux iniquités dans la société pour faire de la recherche participative et inclusive; il faut vraiment aimer aller à la rencontre des gens qui ne nous ressemblent pas.

Pas parce que moi, je n'ai jamais eu à me soucier de mettre du pain sur la table. Je viens vraiment d'un milieu privilégié et je pense que pour moi, dans le fond, cette recherche-là, ça amène des humains beaucoup plus ouverts et ça amène à changer, à influencer un peu nos sociétés.

Margarida

Karine.

Karine

Pour poursuivre dans la lignée de ce que Christine mentionne, pour moi également, la question du changement social était au cœur de mes motivations, à la source de mon engagement dans ce type de recherche. Il y a au départ ma thèse de doctorat alors que j'étais dans la jeune vingtaine.

Ce n'était pas en fait une recherche participative. C'est une recherche où j'ai interviewé pendant quatre heures des femmes qui avaient vécu des enjeux de toxicomanie et qui avaient utilisé les services à répétition, qui avaient vécu beaucoup d'enjeux de stigmatisation, et moi comme jeune psychologue clinicienne qui cherchait à travers cette formation-là à répondre à un sentiment de… à un besoin d'agir sur mon monde, de canaliser un peu mon sentiment d'indignation, comme le souligne aussi Christine, face aux différentes injustices. Ça a été ma façon d'aborder, d'entreprendre un parcours en psychologie et puis finalement, par la recherche, réaliser à quel point j'avais beaucoup à apprendre du parcours de ces femmes. Donc, pour moi, déjà de comprendre la richesse du savoir, d'expérience, les apprentissages que ces femmes pouvaient offrir et les revendications qu’elles formulaient. J’ai pu constater à quel point leurs façons de voir les choses étaient vraiment très riches pour revendiquer puis recommander des changements importants dans nos services qui, souvent, contribuent à la stigmatisation de ces personnes alors que pourtant ils sont placés là pour aider ces personnes.

À la suite de cette thèse, j'ai eu aussi l'envie de vraiment poursuivre mes apprentissages pour développer des recherches davantage participatives, notamment sur le sujet de la précarité sociale, avec des jeunes en situation de précarité sociale. Il m'est apparu important, dès le départ, dès la formulation de la question de recherche, d'impliquer ces jeunes-là, notamment dans les travaux, pour vraiment tirer leçon non seulement de leurs savoirs, mais aussi m'assurer d'avoir une recherche qui était utile et pertinente pour eux.

Et j'ai constaté à quel point la richesse, d'une part, du point de vue de la recherche s’en trouvait grandie, enrichie sur plein de niveaux, que ce soit par le choix, par exemple, de nos outils de collecte de données avec des formulations de question axées beaucoup sur leurs forces et capacités et non seulement sur leur vulnérabilité par exemple.

Également dans l'interprétation des données, dans la formulation de recommandations, lorsqu'on souhaite influencer des décideurs, j’ai le privilège de pouvoir être en interaction régulière dans le cadre de mes fonctions à l'Institut, par exemple avec le ministère de la Santé et des Services sociaux, de pouvoir transmettre des recommandations, mais de les appuyer, par exemple, par un panel de recherche composé de jeunes, d'avoir leurs propres mots sur ce qui les indigne, ce qui est important pour eux.

Je constate à quel point ça amène une écoute différente, le sentiment d'être concernés chez nos décideurs, qui peut faire vraiment une différence. Et puis aussi, j'ai été énormément touchée également par le cheminement de, notamment des jeunes qui sont dans l'équipe, qui témoignent aussi de l'importance pour eux du sentiment d'être inclus dans une équipe de recherche, d'être entendus, puis que leur expérience de vie, souvent douloureuse puisse être transformée finalement en apprentissage, pour qu’ils puissent maintenant eux-mêmes se sentir épaulés dans leur désir d'influencer la société, puis de revendiquer aussi une meilleure justice sociale. Pour terminer, un apprentissage que j'ai fait, c'est également d'être ouverte, à transformer aussi mes propres buts et objectifs, par exemple, sur le projet qui portait sur ta page, un dispositif de travail à seuil d'exigences.

Mon premier objectif, avec mon chapeau de clinicienne psychologue, c'était d'améliorer les services. J'ai vu rapidement comment la revendication de la justice sociale devait influencer les politiques. Réfléchir à l'accès, aux conditions de vie était majeur aussi dans la réflexion. Ça, ce sont beaucoup des jeunes qui m'ont aidée à mettre cette thématique au cœur de ce projet-là, par exemple.

Margarida

Merci beaucoup pour ces réponses absolument lumineuses, je dirais, sur l'apport et l'importance de faire de la recherche participative avec des populations exclues. Donc si j'ai bien compris, vous avez un peu toutes parlé d’un premier moment d'indignation pour après se rendre compte qu'il faut avoir comme Christine l’a dit le goût d'aller à la rencontre des personnes qui vivent ces situations d'exclusion, qui amène après à une espèce d’appel à agir, à une volonté de changer le monde. Et ce que j'ai trouvé très intéressant aussi, c’est donc cette attitude, cette posture en recherche que vous avez toutes qui est celle de dire que ces personnes ont énormément de choses à nous apprendre pour mieux faire, mieux penser les pratiques, mieux penser les politiques et donc, à travers ce processus de recherche participative, je vois aussi un renforcement de la citoyenneté en tant que forme active de participation à construire ce monde social à travers les vécus, les expériences, les savoirs de ces personnes.

Donc, si on y va là-dedans, est-ce que vous pouvez nous parler d’un moment significatif où vous avez vu des retombées concrètes de ce que vous avez vécu en recherche ? Karine l'a déjà mentionné maintenant à travers cet impact sur les politiques publiques. Mais est-ce que vous avez…. ou pouvez-vous illustrer d'autres moments significatifs ?

Christine

En fait, pour moi, c'est un moment vraiment de grande fierté, parce que ça réfère au projet ÉQUIsanTÉ, qui est un projet de recherche participative qui impliquait des décideurs impliqués dans la formation de futurs médecins de famille et des organisations de soins, soit des groupes de médecins de médecine de famille offrant des soins aux patients, aux populations. Et dans le cadre de ce projet-là, on était plusieurs chercheurs, cliniciens et personnes en situation de pauvreté. C'était en fait huit personnes de l'organisation de lutte à la pauvreté ATD Quart-monde qui est présente dans… qui est une organisation présente dans trente pays.

Puis on était assis ensemble à travailler dans le cadre de ce projet-là, avec le photovoix et le croisement des savoirs. Et à l'aide de la photographie, en fait, la plupart… toutes les personnes qui étaient présentes dans ce projet-là (quand je dis la plupart, c'est qu'en fait les chercheurs ne participaient pas à ce processus) prenaient des photos pour illustrer, refléter les barrières qui existent entre les professionnels de la santé et les personnes en situation de pauvreté. Et pour moi, en fait, c'était le projet qui a illustré la plus belle alliance qui puisse exister dans un organisme communautaire et une équipe de chercheurs universitaires.

Les retombées concrètes pour répondre à votre question, c'est, par exemple, une clinique a tout simplement décidé d'offrir – parce que la question de l'enjeu du transport dans l'accès aux services de santé est importante pour les personnes en situation de pauvreté – et une clinique a décidé de mettre à contribution des billets de bus gratuitement pour la population qui était plus défavorisée au sein de sa clinique. Une autre clinique a décidé, par exemple, d'abolir les frais cachés qu'on appelle en milieu clinique c'est-à-dire des frais qu'on impose aux personnes pour remplir les formulaires pour elles, parce qu'elles ne savent pas écrire ou lire, ou pour les « no show », soit les personnes qui ne se présentent pas.

Ça arrive souvent chez les personnes qui sont en situation de crise, qui vivent vraiment beaucoup de difficultés dans leurs conditions de vie. Donc, ça, c'est une autre belle retombée concrète pour les personnes dans la vie. L'autre chose, pour moi, une des retombées super importantes, ça a été la révision du curriculum en médecine.

Alors ce qu'on a fait suite à ce projet-là, c'est que ça a été de porter ça à l'attention des décideurs au niveau académique. Et ce qu'ils ont décidé de faire, en fait, c'est tout simplement d’utiliser la photovoix dans le cadre de la formation des futurs médecins, donc pour développer une réflexivité sur la pauvreté, l'influence de l'environnement social sur la santé. Les étudiants avec la photovoix vont dans la communauté et aussi s'impliquent dans certains organismes communautaires, on appelle ça l'apprentissage par le service communautaire. Donc, ces activités d'apprentissage ont été incluses dans le curriculum. Pour moi, c'est super belle retombée du projet de recherche.

Karine

Oui, pour peut-être faire suite à ces éléments, j'aurais envie de, de peut-être aussi vous parler d'une expérience que j'ai sur l'aspect de la direction, si on veut de la recherche dans le cadre de ma fonction de direction scientifique à l'Institut universitaire sur les dépendances. Pour moi, ça a été un des éléments frappants quand j'ai, il y a à peine deux ans, j'ai pris ces fonctions-là, c'est de réaliser en fait que toute l'énergie, l'engagement social que je ressentais au sein des chercheurs envers les personnes marginalisées qui utilisent des substances, étaient nécessairement très présents, sans qu'elles soient nécessairement incluses dans la structure de l'Institut.

Alors un élément peut-être concret auquel je pensais, c'est le fait qu’on a développé notre planification sur trois ans de planification stratégique, ce qui a amené une consultation large au plan provincial, entre autres des milieux de pratique des chercheurs. Pour moi, ça a été important d'ajouter l'inclusion des personnes avec savoir d'expérience, qui sont incluses aussi dans le sous-groupe de travail qui visait à identifier les priorités sur lesquelles on devrait travailler dans les trois prochaines années, ce qui est intéressant. Déjà, au départ, de dire quand on aborde nos priorités, il faut inclure dans nos processus de recherche des personnes principalement concernées par notre objet de recherche. Ça a mené une forte adhésion, je dirais, dans le groupe, avec l'ensemble des parties prenantes, sur le fait qu'il fallait intensifier la présence, le rôle et l'influence des personnes avec expertise de vécu.

Et concrètement, ça a apporté un ensemble d'éléments. Et ça continue d'influencer différentes décisions, par exemple dans notre comité de gouvernance, dans nos différentes instances de gouvernance, au niveau du comité scientifique qui prend des décisions sur les types de financement… On est à modifier notre composition du comité dans lequel seront incluses des personnes qui ont des savoirs d'expérience, qui ont déjà été incluses aussi dans les comités partenaires, dans les instances provinciales. Alors, concrètement, on a pu aussi à ce moment-ci créer des liens de confiance avec différentes parties prenantes, des associations de personnes qui consomment des drogues, mais aussi des individus, des citoyens qui s'intéressent à ces sujets-là.

On a pu être inclus, par exemple dans un comité qui a été développé par et pour les pairs. Plutôt que de diriger un projet de recherche, se trouver un partenaire de recherche pour accompagner une démarche pour favoriser l'inclusion de personnes avec savoir d'expérience dans les différents milieux d'intervention, donc un espace de réflexivité, un espace où on s'inscrit comme partenaire.

Et là, on est actuellement à réfléchir. J'ai eu de nouveaux financements, j'ai réussi étant donné que c'était devenu une priorité de la part du CIUSS Centre Sud, donc, qui est le centre de santé services sociaux, auquel est affilié l'Institut. Mais j'ai des sommes qui ont été supplémentaires, qui ont été réservées pour soutenir l'implication des pairs, ce qui n'était pas possible avant.

Donc, c'est un ensemble de retombées, je dirais, où, au final, c'est un changement de culture qui est en train de s'installer, qui fait qu'on a de moins en moins besoin de devoir convaincre de la pertinence et de l'importance de le faire. Parce que les gens qui parfois sont réticents, par exemple à des rencontres où l’on veut remettre à jour nos axes de recherches, il y avait des questionnements à savoir « Oui, mais il faut quand même discuter entre nous, des choses comme ça. » Puis finalement, au fil du temps, ce n'est plus un questionnement, parce que la grande richesse de travailler ensemble aussi est de plus en plus reconnue. Donc, c'est pour moi, un élément que je voulais mettre de l'avant, c'est l'inclusion des pairs dans notre structure de gouvernance, dans nos décisions de priorités amène une série de changements de financement et même de culture qui facilitent ensuite le travail. Il y a encore beaucoup de travail à faire dans l'avenir. On n’est pas parfaits, au contraire, mais il y a un beau mouvement qui est amorcé. Ça, j'en suis très, très heureuse.

Margarida

Karine, Christine, Caroline, je suis absolument fascinée parce que je pense que ce vous amenez dans cette conversation, c'est vraiment de quoi cela a l'air, une culture de recherche qui opère dans un tout autre paradigme, je dirais. Donc, ce n'est plus du tout à propos du chercheur qui va utiliser des sujets de recherche pour construire un savoir déconnecté de la société ou même des participants. C'est vraiment un paradigme où je dirais qu’il y a une collaboration profonde, où il y a une cocréation. Il y a de la réflexivité, il y a des partenariats et c'est ça, le centre de la question. Vous dites que finalement ça produit des résultats sur toute la chaîne, jusqu'à la mobilisation des connaissances, où finalement les usagers des connaissances se retrouvent aussi dans un processus de confiance extrême par rapport aux connaissances produites, parce qu'elles sont ancrées dans la réalité des gens envers qui on veut avoir un impact. Donc, je pense que c'est vraiment quelque chose que vous amenez, qui est extrêmement intéressant et qui modèle vraiment la recherche qui privilégie l'inclusion, l'équité, la diversité.
Vous savez très bien que nous sommes dans ce moment très transformateur dans la recherche universitaire où,  sur le plan individuel, nous devons trouver, créer des nouvelles façons d'être du chercheur, de nouvelles façons d'agir du chercheur. Sur le plan collectif aussi, nous sommes en train de de produire des politiques qui valorisent l'équité, l'adversité, l'inclusion en recherche.

Et j'aimerais savoir de cette perspective si privilégiée que vous avez, quels sont les défis que vous pensez que nous devons encore confronter en matière de recherche inclusive ?

Karine

C'est une excellente question. Autant c'est très riche, mais effectivement, ça comporte également plusieurs défis. Un des enjeux, c'est tout le temps qui est nécessaire de prendre pour s’y consacrer et le faire adéquatement, parce qu'il y a des pièges qui sont à éviter.

D'une part, il y a un des enjeux qui a été identifié – entre autres avec un pair chercheur, on a eu cette réflexion-là – c'est cette question des enjeux relationnels également. Comment est-ce qu'on peut prendre le temps de mettre en confiance et d'outiller aussi les personnes qui ont une expertise de vécu, qui parfois ont pu s’affirmer dans leur vie, mais dans des contextes différents ?

Donc on a des contextes académique, souvent si on peut, comme je vous disais propices à l'expression, par exemple préparer une communication scientifique avec quinze minutes, on doit être synthétique et précis. Il y a beaucoup de cadres dans lesquels on s'exprime dans le monde académique, dans lequel on veut ramener l'expertise, les personnes qui ont une expertise de vécu, avec des formats qui ne sont pas toujours parfaitement adaptés.

Donc, on peut parfois influencer ces formats-là, mais aussi outiller, soutenir, préparer adéquatement notre échange avec une personne pour valoriser aussi l'essentiel de son point de vue pour que son message puisse porter. Donc, ça implique parfois des enjeux de formation où il y a des apprentissages mutuels.

Il faut aussi prendre le temps aussi d'être sensible aux besoins qui vont être différents d'une personne à l'autre. Avoir un savoir d'expérience en soi, c'est un élément qu'on veut valoriser. Mais il y a des profils de compétences très différents qu'on veut valoriser, au-delà de l'expérience de vécu. Puis aussi, les besoin d'être soutenu vont être différents.

J’ai amorcé en parlant des enjeux relationnels. Ce ne sera pas le cas pour tous, mais pour certaines personnes par exemple, qui ont vécu différent traumas, elles nous partagent leurs besoins d’être dans un climat de sécurité, d'accueil, d'inclusion. Donc prendre le temps, c'est d'être accessible, c'est d'être disponible, d'être en mode aussi de solutions de problèmes, de créer un espace de réflexivité où la personne se sent en confiance pour partager son vécu.

Concrètement, c'est aussi d'être capable de pouvoir travailler en équipe et de ne pas laisser une personne avec des attentes qui sont peu claires, pour lesquelles elle ne serait pas bien accompagnée. Sinon, il y a un risque d'impliquer superficiellement les personnes, puis de créer à ce moment-là des enjeux éthiques.

Instrumentaliser ce vouloir pour se valoriser parce qu'on travaille avec des experts de vécu sans vraiment le faire véritablement puis recréer en fait des enjeux de pouvoirs. Puis une personne risque de se sentir frustrée, utilisée davantage qu’écoutée, reconnue, ayant un impact. Et puis pour terminer la question du financement des règles institutionnelles, pouvoir offrir des contrats de recherche à une personne, par exemple, qui n'a pas son diplôme de secondaire. On a réussi à le faire, mais cela nous a exigé beaucoup de travail avec les ressources humaines, faire comprendre ça et s'adapter aux enjeux syndicaux. Donc, il y a toutes sortes de démarches. On ne réalise pas à quel point on a des barrières pour les personnes qui sont en situation de précarité lorsque vient le temps de les engager significativement dans un projet.

Puis parfois, les modes de rémunération qui nous restent sont des façons qui peuvent ensuite les vulnérabiliser. Avec un financement ponctuel qui pourrait même venir compromettre par exemple de l’aide gouvernementale. Il faut aussi y prêter attention dans nos façons de travailler avec les personnes, d’être bien conscient de leurs besoins. Pas contribuer aussi à leur précarité, notamment parce que c'est utile pour le projet, plus pratique pour nous. Donc, il y a toutes sortes de défis de ce type-là qu'on rencontre et pour lesquels on a dû trouver des solutions pas toujours parfaites, d’où l'importance de toujours rester sensible à ces enjeux, d'avoir un espace de réflexivité pour y faire face. C'est un élément majeur pour moi.

Margarida

La réflexivité, oui. En effet.

Christine, comment voyez-vous cette question?

Christine

Écoutez, je trouve ça intéressant ce que Karine soulève. Moi, comme je pense que c'est un élément de complémentarité, en fait. Quand on travaille en recherche scientifique, c'est assez normatif. On travaille avec des protocoles, des devis, on est formés pour ça. Donc, il y a un niveau de planification tel que ça laisse très peu de souplesse habituellement dans la recherche scientifique. Mais la recherche participative, c'est totalement le contraire. Là, c'est organique. Donc quand je m'en suis rendu compte, en fait. Un des enjeux, je pense, c'est l'adaptation constante des chercheurs parce que, en particulier, quand on travaille avec des personnes qui ont des parcours vraiment difficiles… Par exemple, nous, on a fait des parcours commentés récemment. Des « walking interviews ». Ça signifie aller dans la communauté. Puis ce qu'on faisait, c'est qu'avec des personnes qui ne savaient lire ni écrire, c’est aller documenter avec elles leurs barrières d'accès à la santé dans la communauté et moi, comme chercheur, quand je fais des entrevues, il y a un certain cadre.

Mais là, je suis complètement sortie de mon cadre. Je n'étais plus du tout à l'université. J'étais dans la vie de la personne, dans son quartier, là où elle habite, là où elle vit, là où elle respire. Et puis, c'est ça, j’ai été complètement déstabilisée, malgré toutes les expériences que j'ai pu avoir avant en recherche participative. J'ai été très déstabilisée par le fait que je n'arrivais pas à adapter mes questions, mon langage. Mes questions étaient restées trop académiques même si elles étaient très simples. Et puis on a travaillé avec une intervenante du milieu communautaire et heureusement, elle était présente pour assurer une forme de courroie de transmission entre le chercheur qui est là avec son moule de chercheurs, puis la personne à faible littératie, qui perçoit les choses à sa manière, interprète les choses à sa manière. Et ça a aidé énormément. Je pense que ce qui est important de retenir à travers cet exemple, ce que je veux dire, en fait, c'est que pour réussir à faire de la recherche inclusive, en recherche participative, il faut prendre le temps. Il faut se laisser déstabiliser, il faut s'impliquer énormément.

Et puis il faut s'allier avec des personnes qui ont des meilleures expertises que nous parce que comme chercheur, on n’a pas toutes les expertises. Loin de là.

Margarida

Merci beaucoup, Christine. Alors,  Caroline, les défis que vous voyez et la place qu’ils occupent ?

Caroline

Moi, je vais faire suite à Karine et à Christine. En fait, pour favoriser vraiment une transformation de connaissances vers un outil de justice sociale, il faut que premièrement, on réussisse à aplanir le pouvoir de sorte que les personnes qui s'engagent dans le processus de recherche soient considérées vraiment à part entière dans la démarche dans laquelle elles s'engagent.

Donc, ça demande du temps, beaucoup d'investissement, ça peut faire vivre aussi beaucoup de choses et ça peut amener à tisser des liens avec les personnes, étant donné l'engagement des gens et les nombreuses rencontres qu'on peut faire ou les expériences. Étant donné le lien étroit qui se développe avec les personnes en situation d'exclusion qui s'engagent vraiment dans la recherche.

Mais le niveau d'engagement prend vraiment une place significative dans leur vie à eux. Donc, pour moi, c'est vraiment important de ne pas négliger la sortie de la recherche, parce qu'à un moment donné, la recherche finit. Mais les liens sont quand même là. Donc, c'est important pour éviter une rupture relationnelle, en fait, de s'assurer de bien planifier la fin d'une recherche participative. Pour moi, c'est vraiment un enjeu important à considérer quand on fait de la recherche participative.

Margarida

Merci, Caroline, je pense, tu touches un point extrêmement important. C'est la sensibilité du chercheur qui fait de la recherche participative. Et donc, j'aimerais vous entendre sur, justement, qu'est-ce qui est important à considérer d'un point de vue éthique, d'un point de vue relationnel, d'un point de vue vraiment intellectuel aussi quand on s'apprête à faire de la recherche participative avec des populations traditionnellement exclues ? Quelles sont les questions fondamentales ? Peut-être les angles morts auxquels on doit être attentif ? Qu'est-ce qu'on doit considérer soigneusement selon vous ?

Karine

D'abord, je pense que l'élément de réflexivité et de temps qu'on a discuté depuis le début demeure ici très important. Sur l'aspect de la réflexivité, dans ce qui est important, je crois que c'est d'avoir aussi une réflexion sur la manière dont on va poser notre question de recherche. Quel est le but de notre projet ? Est-ce que, dans la façon dont on pose notre objet de recherche, on pourrait risquer de contribuer à la stigmatisation des gens qu'on souhaite aider à travers notre recherche ? Souvent dans la recherche sur des addictions, des substances, on a beaucoup axé sur les vulnérabilités, la compréhension des vulnérabilités.

Et puis bien sûr, c'est un enjeu qui est important. Mais si on ne balance pas, par exemple, sur la compréhension des capacités, des forces de résilience, par exemple, si on n’inclut pas les personnes concernées dans la manière dont on fait la recherche, comment ça va être reçu comme résultat de recherche, il y a vraiment... Parfois, on peut créer du tort plutôt que contribuer à faire avancer la cause entre guillemets. Ça, c'est un élément pour moi qui est important lorsque on construit notre objet de recherche. C'est important de le faire avec les personnes qui sont touchées par la communauté. Donc pour ça, par contre, ça veut dire tisser des liens de partenariat dans la durée.

Et d’être capable de maintenir les liens dans la durée, de se rendre disponible, d'être capable à ce moment-là, lorsque des opportunités de financement… que ça devienne un levier, cette qualité des liens pour vraiment formuler un projet de recherche qui répond aux besoins des communautés plutôt que parfois par pression de performance, par délais serrés, on se retrouve parfois à utiliser des connaissances pour plutôt essayer de bonifier une demande, mais pour un projet qui ne fait pas vraiment de sens pour la communauté. Donc pour moi, d'avoir une réflexivité en continu sur le sens de la démarche, de construire vraiment notre programmation de recherche dans la durée avec les parties prenantes, c'est un élément qui est super important dans ce domaine.

Margarida

Caroline, en tant que chercheuse qui fait de la recherche inclusive, pouvez-vous parler des aspects importants à considérer ?

Caroline

C'est sûr qu'on a parlé de beaucoup de choses dans le sens qu'on a abordé beaucoup l'importance de la réflexivité, tout ça, de la transparence du chercheur. Mais j'irais encore plus loin, vraiment : de s'assurer de favoriser une intégration authentique auprès des personnes en situation d'exclusion. On peut dire que ça peut être facile dans les mots, mais dans les faits, c'est quelque chose qui demande aux chercheurs de tenir compte vraiment de la réalité de ces personnes et de faire preuve de flexibilité.

Donc, il faut vraiment qu'il s'adapte à la réalité et qu’il fasse preuve de flexibilité. Par exemple, si la personne arrive en retard continuellement à un rendez-vous, à une rencontre de recherche, il faut peut-être s'attarder aux raisons qui l'amènent à être en retard.

Est-ce qu'elle a un cadran? C'est vraiment de rentrer dans leur réalité pour s'assurer de favoriser leur engagement puis le maintien de leur engagement. Il faut aussi créer un espace de dialogue sécuritaire et respectueux. Parfois, ça peut être difficile. Il faut vraiment laisser place aux personnes pour qu'elles puissent s'exprimer librement. Mais ça aussi, sans crainte d'être jugées. Ça, c'est super important parce que souvent, les personnes qui sont opprimées vont être réduites au silence. Elles vont avoir de la difficulté peut-être à prendre la parole, elles peuvent être malhabiles. C'est important pour moi de vraiment créer un espace de dialogue.

Et ce n'est pas seulement en tant que chercheur qu'on doit créer cet espace. Il faut aussi le créer avec les membres de l'équipe parce qu'ils sont partie prenante de toutes les démarches qui sont mises en place pour que les gens soient vraiment valorisés à part entière. Je pourrais dire qu'il ne faut pas axer que sur la tâche.

Donc, oui, il y a des questions de recherche, les objectifs, et tout, mais il ne faut pas axer que sur la tâche. Il faut prendre des temps informels avec ces gens-là, apprendre à les connaître, savoir quels sont leurs intérêts. Vraiment miser sur leurs forces. Le but n'est pas d'épuiser les personnes qui sont impliquées, en fait, qui s'engagent dans un processus participatif. Et puis, il ne s’agit pas de leur faire vivre de la pression. Déjà qu'elles soient directement liées à la recherche, émotionnellement, ça peut être difficile, elles peuvent sentir une certaine pression. Je pourrais dire un attachement émotionnel à l'importance de faire bouger les choses. Pour moi, c'est vraiment important de considérer tout ça, puis de leur offrir les bonnes conditions pour maintenir leur engagement dans tous les cas.

Moi, en ce moment, ma recherche est avec des personnes qui habitent la rue. Je travaille en collaboration étroite durant mon ethnographie avec une personne qui est en situation d’itinérance. En fait, quelques personnes maintenant parce que tranquillement pas vite, d'autres personnes en situation d’itinérance se greffent à même le projet. Donc, pour moi, c'est vraiment important de maximiser leurs engagements pour qu'elles retirent quelque chose de cette expérience, qu’elles développent des compétences.

Margarida

Merci beaucoup de nous avoir amenées sur cette idée de ce qu'est une intégration authentique, comme vous l'avez mentionné. Et donc j'aurais peut-être comme dernière question pour vous, celle de savoir quelles seraient les conditions idéales, justement, pour vraiment favoriser cette intégration authentique des populations exclues de la recherche participative. Et plus généralement même, je dirais, quelles sont pour vous les solutions idéales pour contrer les enjeux et les défis en recherche inclusive ?

Christine

C'est une excellente question. Je pense que ça va toucher à plusieurs aspects qui ont été nommés dans le cadre de ce balado. Mais il faut vraiment avoir les ressources nécessaires. Nos structures de recherche, nos structures universitaires ne sont pas tout à fait, je dirais tout à fait adaptées encore aux cadres non normatifs ou organiques de la recherche participative ou en partenariat.

Je pense que tous reconnaîtront que ça prend énormément de temps d'accompagner les partenaires de la communauté pour participer d'une manière authentique, avec un cadre bienveillant aussi et inclusif. Pour que les personnes de la communauté participent à des projets de recherche de la manière la plus active, ça prend des reconnaissances, des compensations, des ressources, du soutien. Donc, je pense que ça, ça prend énormément de temps dans le fond, d'investissement de la part de membres de l'équipe de recherche. Ensuite, ce que je dirais peut-être aussi pour répondre à cette question-là, c'est que moi, j’y ai trouvé une certaine forme de réconfort comme chercheur.

Et puis je pense au mentorat : avoir des possibilités d'être mentoré par des experts, parce qu'il arrive parfois dans des équipes des nœuds, des tensions, des interrogations, des questionnements de part et d'autre. Et puis personnellement, moi, j'ai eu la chance d'être mentorée par Ann Macaulay et Nina Wallerstein. Elles m'ont énormément aidée à faire face aux défis de la recherche participative, à réfléchir sur ma propre posture, sur mes propres approches et à parfois dénouer des nœuds. Donc je pense que c'est un des pistes de réflexion pour les conditions.

Karine

Pour faire suite, Christine mentionne la question du temps qui est requis, de revoir un petit peu nos critères. Je dirais que comme chercheur, il faut aussi être bien ancré dans notre engagement. Quels sont les buts qu'on poursuit ? Donner du sens à notre engagement de recherche, ça peut aider pour ne pas s’épuiser ou vivre trop d'anxiété par rapport à tous les critères ou les injonctions de performances auxquelles on peut faire face. En même temps, je pense qu'il faut influencer, par exemple, nos structures, nos institutions. Quand on parle d'organisme de financement par exemple. Tranquillement, on a des critères qui changent. On va soutenir, par exemple, récemment, les boursiers au doctorat, par exemple au Fonds de recherche du Québec, ils ont modifié leur critères d'évaluation pour mieux soutenir positivement l'engagement social, les critères pour évaluer la qualité des projets, pour qu'on considère mieux les retombées des projets. Donc, autant ça demande parfois d'accepter que peut-être, on aura un dossier moins performant selon certains critères, quand on s'engage dans ce type de recherche en restant bien ancré dans « Qu'est-ce qui nous motive à faire de la recherche ? »

Autant je pense qu'il faut contribuer à critiquer puis influencer le monde académique qui, parfois, n’est pas tout à fait adéquat, notamment par rapport aux critères de ce qui est valorisé, tant sur la qualité des projets que la qualité des dossiers académiques. Peut-être aussi la question des principes d'égalité, d'inclusion, de diversité. Au-delà des mots, c'est comment est-ce qu'on peut l'incarner dans notre équipe de recherche, dans, par exemple, lorsqu'on embauche de nouvelles personnes dans nos pratiques, dans notre stratégie de gouvernance, comme on peut l'incarner pour vraiment créer un climat de sécurité, un climat où les personnes avec savoir d'expérience semblent non seulement partie intégrante de l'équipe, mais soutenues par une pluralité de personnes dans l'équipe, que ça repose pas sur une seule personne dans une équipe. Je pense aussi qu’il s’agit d’un élément très important.

Margarida

Merci beaucoup, Karine. Alors Caroline, le mot de la fin.

Caroline

Je vais parler en tant qu'étudiante parce que je suis au doctorat, et les étudiants…
Ça prend énormément de temps de faire un processus participatif, mais ça prend des moyens aussi économiques pour bien rémunérer les personnes avec qui l’on collabore et les personnes qui s'engagent dans la recherche pour qu'elles aient les bonnes conditions pour le faire.

Et au doctorat, ce n'est pas toujours évident. J'ai le privilège, personnellement, d'avoir la Fondation Pierre Elliott Trudeau qui me soutient dans mon parcours académique. Donc, pour moi, de favoriser davantage les ressources nécessaires pour les étudiant.e.s pour mener… Je pense que c'est un endroit idéal, aussi, pour pouvoir se lancer en recherche participative.

Pour ma part, j'ai des bonnes directrices autour de moi pour me soutenir dans ce type de projet-là. Donc, c'est super important de valoriser et de favoriser aussi les conditions des étudiant.e.s à mener des projets de recherche participative. Et je remercie la Fondation Pierre Elliott Trudeau de m'avoir donné ce privilège.

Margarida

Alors on va terminer avec ces mots de reconnaissance. Moi aussi, je veux dire que je suis extrêmement reconnaissante de votre participation, d’avoir trouvé le temps de venir nous parler de recherche inclusive. Je pense que vous nous avez collectivement donné énormément de pistes sur comment vraiment bâtir un nouveau paradigme en recherche qui fait une place réelle à l'intégration authentique de personnes exclues, comme l'a dit Caroline.

Et je pense que c'est vraiment la recherche inclusive, plus équitable, à l’image de ce vous pratiquez déjà. Donc merci beaucoup de nous avoir éclairés sur tous les enjeux, tous les défis, tout le potentiel, toute la contribution que nous pouvons retrouver dans le monde de la recherche participative avec des populations exclues.

Merci infiniment d'être venues.

Date

Diversité : les paradigmes liés aux personnes sourdes et malentendantes

Summary
Dans cet épisode, Margarida Garcia s’entretient avec Darren Saunders, boursier 2019, chercheur en linguistique, militant des droits des personnes sourdes et membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation Pierre Elliott Trudeau.
Sections

 

Avec Margarida Garcia et Darren (Daz) Saunders

 

Résumé

Dans cet épisode, Margarida Garcia s’entretient avec Darren Saunders, boursier 2019, chercheur en linguistique, militant des droits des personnes sourdes et membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. 
M. Saunders plaide pour la reconnaissance de la langue des signes, son enseignement en très bas âge et la contribution des personnes sourdes à la société. Il dénonce la notion médicale de lacune chez les personnes sourdes, qui les dévalorise. Il fait appel à l’ensemble de la population pour rendre les arts, la justice et l’information accessibles aux personnes sourdes, tout en rappelant qu’il faut les consulter pour connaître leurs souhaits et leurs besoins et cesser de prendre les décisions pour elles.

 

 

Visionnez la version intégrale de la session d’enregistrement vidéo utilisant la langue des signes québécoise ici : https://youtu.be/ko4buTdAJGE

 

Transcription

Margarida Garcia : Cette prochaine conversation a eu lieu avec Darren Saunders, une personne sourde. La voix que vous entendrez est celle de Yvan Boucher, interprète agréé, que nous remercions chaleureusement.

Qu'est-ce que la musique sourde ? Y a-t-il différentes manières d'avoir accès à la musique, des manières qui honorent différentes conditions sensorielles ? Comment mieux reconnaître que le monde de la surdité n'est pas nécessairement un monde de silence ?

Mon invité aujourd'hui m'a aidé à voir ces questions avec un tout nouveau regard. Il est une voix importante sur les plans de l'instruction, de la déconstruction et de la reconstruction par rapport aux conditions de pleine participation des personnes sourdes à tous nos systèmes sociaux de base. Je suis ravie de m'entretenir aujourd'hui avec Darren Daz Saunders.

Darren Saunders est un citoyen engagé. Cet engagement lui vient de ses parents sourds et il ne pourrait pas imaginer sa vie autrement qu'en participant activement aux changements qu'ils ont générés à l'égard de l'inclusion des personnes sourdes et de la valorisation de leur contribution au vivre-ensemble. Sa priorité est la reconnaissance de la langue des signes et de la contribution des intellectuel.le.s sourd.e.s à la société.

Son projet de doctorat sur l'utilisation des éléments linguistiques et gestuels en langue des signes québécoise, la LSQ, permet de comprendre la grammaire de cette langue pour compléter et enrichir l'éducation bilingue des élèves sourds dans les écoles et pour approfondir les connaissances dans le programme d'interprétation pour les interprètes qui souhaitent travailler entre le français et la langue des signes québécoise. Darren contribue à la vie civique au sein d'organismes communautaires en plaidant en faveur de l'accès complet des personnes sourdes à la santé, aux arts, à la justice et à l'information.

Il est l'instigateur d'un manifeste, la « Athens Declaration » pour l'accès à la science des chercheur.se.s sourd.e.s; il a organisé la dixième Conférence internationale des chercheur.se.s universitaires sourd.e.s, qui s'est tenue à Montréal en juin 2021; et il est membre du Comité consultatif sur la diversité de la Fondation Trudeau.

Daz, bienvenue à Espaces de courage et merci infiniment d'être ici avec nous aujourd'hui.

Darren (voix d’Yvan) : Merci beaucoup de votre invitation. C'est un plaisir d'être avec vous également.

Margarida : Dans ces conversations, comme vous le savez, il y a un engagement profond à mieux comprendre l'importance de l'inclusion et de la diversité. Le pourquoi, le comment, la pratique, la pédagogie, les déclinaisons, les angles morts, les possibilités futures. Alors, j’aimerais commencer par là. Pouvez-vous nous parler un peu de votre regard sur les thèmes de la diversité et de l’inclusion et pourquoi c’est important d’en parler à partir de votre expérience ?

Darren (voix d’Yvan) : Dans un premier temps, la diversité dans la société peut se décliner de différentes façons. On peut parler de la langue, de l'identité culturelle, qui souvent, n'est pas associée à la communauté sourde. Il y a beaucoup de communautés sourdes de par le monde, de plusieurs nationalités, de différents pays, que ce soit des pays riches, des pays pauvres.

Cependant, c'est un handicap qui n'est pas visible. Qui n'est pas considéré. Souvent, on dit que le monde des handicapés, bah, ce n'est pas nécessaire de les aider. Ce qui veut dire que dans un premier temps, on doit reconnaître la diversité, l'expérience vécue de ces personnes-là et colliger cette information afin de permettre une inclusion pour un mieux vivre-ensemble.

L'inclusion quant à elle, pour moi, c'est un grand mot. Ce n'est pas seulement que tout soit accessible pour tout le monde, ce serait trop simpliste de dire cela. On doit réfléchir à comment favoriser la participation de tous et chacun. Ça, c'est plus important que de dire qu'on doit rendre accessible. Faire quelque chose, puis se sentir à l'aise, se dire que ça ne marche pas, que ça ne fonctionne pas, que le système ne fonctionne pas pour nous… il faut accepter d'écouter et de travailler ensemble, ça, c'est important. Le « travailler ensemble » sur les solutions. Je ne veux pas aller trop en détail, mais l’on doit essayer d'avoir un regard global, un regard large, à savoir quels sont les besoins de tous et chacun.

Qu'est-ce qu'ils peuvent nous apporter ? Comment peut-on participer ? Comment peut-on adapter ? On ne peut pas deviner. On peut essayer, mais on ne peut pas deviner si l’on reste seul dans un coin et qu’on travaille en silos. On doit avoir une conversation afin de pouvoir répondre aux besoins de tous et chacun. Parfois, on peut présumer des besoins, mais à la suite d’une conversation, on peut être étonné des besoins qui nous sont énumérés. Pour faire un lien avec la communauté sourde, la langue des signes, c'est la langue qui est la plus utilisée par la communauté sourde, mais il existe des barrières. Ce que je veux dire, c'est que dans le vécu, comment cela fonctionne, on parle de phonocentrisme.

La diffusion de l'information par exemple… Les personnes sourdes ne la reçoivent pas, cette information-là. On utilise la langue des signes dans la communauté sourde, mais si les personnes entendantes ne maîtrisent pas la langue, ce n'est pas plus accessible pour eux. Par exemple, il y a une communauté francophone et une communauté anglophone chez les entendants et chez les sourds également. Alors souvent, cela peut avoir un impact, et plus qu'on ne le pense. Pour moi, la diversité, ce n'est pas seulement une « to-do list ». Il y a différentes possibilités auxquelles parfois, on peut ne pas penser. Dans le vécu, pour moi, ce qui est important, c'est l'ouverture, l'acceptation de recevoir les commentaires, même si l’on n'est pas d'accord, pour en arriver à un vrai partenariat, pour trouver des solutions, ensemble.

Margarida : Merci, Daz. On va prendre un fil. J'ai trouvé intéressante la façon dont vous avez parlé et c'est comme si j'entendais derrière les mots, quelque chose comme, au fond, il faut aussi faire en sorte que les personnes entendantes soient incluses dans l'univers des personnes sourdes, comme s'il devait y avoir une réciprocité, comme vous l’avez dit, et peut-être qu'il devrait aussi y avoir des efforts de la part de la communauté entendante de s'intéresser davantage aux contributions culturelles, intellectuelles et autres des personnes sourdes.Est-ce que je vous ai bien compris ?

Darren (voix d’Yvan) : Oui, tout à fait, effectivement. Par contre, ma façon de l'exprimer et votre façon de l’exprimer sont un peu différentes, mais l’on se rejoint. Historiquement, quand on parle de handicap, on parle des personnes qui ont des besoins, qui ont besoin davantage d'aide. Souvent le concept du mot handicap est là, la société se dit « ils ont besoin d'aide, donc nous devons les aider, les handicapés ». Mais avec le temps, la posture de déconstruction du phonocentrisme, on la voit là. Donc, c'est bidirectionnel, c'est-à-dire que les personnes sourdes peuvent contribuer également, ce qui peut avoir un impact sur la perception. C'est important de valoriser l'inclusion, la participation pleine et entière des personnes sourdes.C’est triste car ce n'est pas le cas présentement. Souvent, les personnes entendantes vont dire « non, non » mais oui, c’est comme cela. Et le système, lui, comment fonctionne-t-il ? Ça ne marche pas. Oui, les personnes sourdes sont exclues.

Margarida : Daz, avez-vous l'impression que c'est quand même peut-être un héritage du fait qu'on regarde encore la surdité dans un paradigme médical du handicap, d'un paradigme juridique de l'aide et de l'accès à des droits fondamentaux de l'être humain ? Et est-ce que selon votre pensée, votre expérience vécue, vos recherches, est-ce que l’on devrait construire un autre paradigme pour regarder la surdité, pour vraiment trouver des solutions différentes par rapport à la participation et à l'inclusion, à la valorisation de cet apport qui est divers ? Comment vous voyez cela ?

Darren (voix d’Yvan) : Avant d'en arriver là, je veux prendre le temps de faire un bref survol historique. Comme je le disais, on voit la personne handicapée comme une personne qui doit être aidée, incluant les personnes sourdes. Souvent, on va dire des personnes sourdes, des personnes « sourdes et muettes », mais c’est inacceptable comme terme.Sourd veut-il dire muet ? Non. On est capable de s'exprimer, notamment en langue des signes. Mais revenons à l'histoire des sourds.L'exclusion vient de la société. Moi, je parle. On dit : « Tu ne parles pas parce que tu es sourd et muet ». On va essayer d'effacer la maladie – je vais utiliser le terme « maladie » ou « pathologie » – moi, je trouve cela difficile et ça m'angoisse beaucoup.

Alexander Graham Bell, une personne très populaire dans l'Histoire, l'inventeur du téléphone, il y a même une compagnie qui porte son nom. On voit le nom Bell un peu partout. Moi, ça m'angoisse quand je vois cela car cette personne a proposé un concept à l'époque, proposant d’arrêter ou d’éviter que les personnes sourdes et les personnes entendantes se marient ensemble afin d'éviter d'avoir des enfants sourds. On appelle cela de l'eugénisme. L’idée d'interdire le mariage entre les communautés sourdes et entendantes vient de Graham Bell. Pourtant, il vient d'une famille de personnes sourdes.

Alors où était le choix, la liberté ? Il n’y en avait pas de choix. Il voulait éviter cela, il voulait éviter les mariages. Il soutenait un concept de normalisation : on doit fonctionner comme cela et vous, les personnes sourdes qui utilisez la langue des signes, vous ne parlez pas bien, alors, on doit faire en sorte de vous normaliser.

Aujourd’hui, après plusieurs années, qui prend encore les décisions médicales pour les personnes sourdes ? Ce sont les personnes entendantes. Moi, je suis né sourd, mais parlons de ma mère. Ma mère est née en 1939 en Angleterre, au tout début de la Deuxième Guerre mondiale. C'était le chaos à l'époque. Ma grand-mère voyait que ma mère ne répondait pas, qu'elle n'entendait pas. Mais il y avait les bombes qui explosaient, la guerre, ces choses-là. Puis, à la fin de la guerre, ma grand-mère voyait que maman n'était pas normale, elle avait beau lui expliquer, puis finalement, ils ont su que ma mère était sourde à l'âge de neuf ans ! Elle est allée à l'Institut des Sourds à l'âge de neuf ans. Donc, elle a commencé son parcours scolaire en retard.

Avec le temps… Je suis né en 1978, on m’a fait faire des tests d'audition, une semaine peut-être après ma naissance. Puis ils ont dit : « Ah, il est sourd ». La façon dont ils ont projeté cette nouvelle à mes parents, c'était négatif « Ah, il est sourd ». Mais pour mes parents, ils se sont dit « OK », ma mère en avait souffert durant son enfance et elle ne voulait pas que je vive les mêmes expériences, donc elle a redoublé d'efforts pour m’éduquer. Aujourd'hui, on peut confirmer la surdité d'un enfant avant même sa naissance. Je ne sais pas si c'est bon ou si ce n'est pas bon.

Mais revenons à l'eugénisme. Dans plusieurs pays, on dit qu'il est possible d'avoir un avortement si on sait que la personne a des handicaps. Donc, je ne veux pas approfondir sur l'éthique, mais il y a un problème sérieux d'éthique, ici. Revenons en arrière sur le modèle médical. Lorsqu'on voit une personne sourde, c'est comme quelque chose qu'on doit réparer afin qu'elle devienne normale. La première chose qu’on veut faire, ce sont des interventions. Et le développement du langage ? Non, on ne parle pas de cela, on veut trouver comment la personne pourra parler, comment la personne pourra entendre… En 2022 ? C'est triste, mais il y a encore cette pensée-là. Pourquoi ne parle-t-on pas des capacités des personnes sourdes ?

Dans un deuxième temps, parlons d’un bébé qui naît entendant. Parlons des « baby signs », c'est une idée, une invention pour pouvoir montrer aux enfants quelques signes afin de communiquer avec leurs parents, même si l'enfant n’est pas sourd et que le parent n'est pas sourd. On utilise donc des signes pour communiquer avec son bébé. Ces signes viennent de la communauté sourde. C'est super, on encourage les signes, le langage à un niveau précoce avant que les enfants soient en mesure de parler. Wow, c'est incroyable, mais, pour les psychologues, les professeurs, quand il s’agit d’un enfant sourd, alors là, non, on ne le fait pas. Les « baby signs », ce n’était pas un outil pour l’apprentissage des signes à des enfants sourds, c’était pour que les bébés puissent apprendre à entendre et à parler normalement. Donc, vous voyez, ce qui est bon pour l’un n’est pas nécessairement bon pour l’autre.

Le bilinguisme : apprendre la langue des signes, pour ensuite apprendre une langue parlée, ce n’est pas catastrophique ! Mais on n’en est pas arrivés là encore. Il y a des écoles, notamment à Montréal, où il y a une approche bilingue, souvent lorsque les enfants arrivent à l'école, ils arrivent avec un retard de langage parce que lors de leur naissance et de leur petite enfance, on avait une intervention exclusivement médicale, une vision uniquement médicale; on devait « réparer » la surdité.

Actuellement, il y a beaucoup d'enfants sourds qui signent, mais c'est par dépit. Au début, lors de leur petite enfance, on a essayé de les faire parler, de les faire entendre, et lorsqu'on voit que cela échoue, on les envoie dans le modèle en langue des signes. Mais il y a alors déjà un retard au niveau du langage. Parfois, cela peut aller jusqu'à l'âge de dix ans ! Imaginez le dommage. C'est une privation de langage. Cela arrive encore aujourd'hui que ces enfants la subissent. Alors je pourrais en parler des heures et des heures... Je vais essayer de me recentrer, mais le modèle social ne voit pas les enfants avec leurs besoins actuels. Comment peut-on les aider avec leurs besoins et leurs capacités actuelles ?

La question n’est pas de savoir ce que les sourds peuvent faire pour les autres, mais plutôt de savoir ce que l’on peut faire pour l’enfant sourd. Pour moi, c'est un système de normalisation. Que j'essaie de déconstruire.

On parle des différents modèles, médical et social. Pour ce qui est du médical, souvent la perception des médecins, c'est de vouloir prendre la décision pour les sourds. Un traitement pour les sourds, pour les bébés sourds. On parle d'un manque auditif, il ne parle pas, il n'entend pas comme les autres, donc cela est vu comme un manque. On veut trouver comment régler ce manque. Parfois, on peut appareiller l'enfant, lui poser un implant. Il existe toutes sortes d'outils, mais souvent, on cherche comment la personne sourde, l’enfant sourd peut s'arrimer à la communauté majoritaire, à la communauté entendante.

Pour ce qui est du modèle social, il faut voir ce que l'enfant a comme compétences, comme capacités, et comment nous, nous pouvons nous arrimer à ses besoins. Comment peut-on valoriser le cheminement, l’épanouissement de cet enfant-là ? Comment nous, devons-nous nous adapter pour lui ? Pour moi, c'est une grosse différence. Le modèle social, c'est faire pour l'enfant, tandis que le modèle médical, c'est faire pour la société, non pas pour l'enfant, mais pour la société. Pour moi, cela a un lien avec le pouvoir. Qui doit s'adapter ? Qui s'adapte ? Comment peut-on créer un environnement inclusif ? Est-ce la personne sourde qui doit faire tous les changements, toutes les adaptations et non pas nous ? Pas la société entendante, la société majoritaire ?

Dans un modèle social, quand on voit le jeune enfant sourd, on ne voit pas la surdité comme un manque, elle est vue comme un ajout. Probablement que l’enfant n’entendra pas, mais il va bien voir, il va pouvoir utiliser la langue des signes. Pas toujours, mais il va fort probablement utiliser la langue des signes. Il aura un autre regard sur le monde, sur comment voir le monde, et cela va être profitable, ce sera un gain pour la société. Un exemple très, très simple : au cinéma, on voit souvent du sous-titrage. Bon, on peut voir, pas besoin d'entendre, on peut voir le sous-titrage et même pour les personnes qui n’entendent pas bien ou qui n’ont pas entendu ce qui a été dit comme dialogue dans un film, le sous-titrage est un gain pour la société entendante également.

S'il y a un avertissement, un train qui arrive, un avion qui est en retard, toutes les informations sont visuelles. Maintenant, on les voit, mais avant, c'était un petit peu différent, on n’avait pas ces apports technologiques. Mais maintenant, avec les apports visuels technologiques que nous avons, nous savons en temps direct, comme les personnes entendantes, que l'avion est en retard.

Margarida : Daz, vous avez parlé de l'importance d'être à l'écoute des besoins des personnes sourdes qui sont en train de vivre les obstacles en tant qu’expérience vécue, vous êtes passé par là. Qu'est-ce qui aurait été vraiment utile quand vous étiez enfant et au fur et à mesure que vous avez grandi ? Qu'est-ce qui aurait pu faire une grande différence dans votre sentiment d'appartenance, d'inclusion et de participation ?

Darren (voix d’Yvan) : Je peux commencer avec ma tendre jeunesse, et le premier obstacle qui me vient en tête, c'est l'éducation. Si on n'a pas accès à une langue, on est en situation d’échec, on arrive à un constat d'échec et on envoie l'enfant à une école en langue des signes, mais à l'âge de dix ans. Le retard langagier est déjà là. C'est un obstacle en lui-même, c'est une privation de langue. Puis la personne, l’enfant, va en souffrir toute sa vie.

Moi, j'ai grandi en Angleterre, j'étais à l'Institut des sourds, dans une classe spécialisée pour enfants sourds en langue des signes, mais souvent, les professeurs qui étaient embauchés ne connaissaient pas la langue des signes et l’un d’eux devait nous enseigner l'anglais, mais il ne signait pas lui-même. C'est arrivé souvent. Comment peut-on accepter cela ? Imaginez-vous avoir un professeur de français qui ne parle pas français ? Mais, ça arrive !

Margarida : Comment peut-on expliquer que des professeurs d'enfants sourds ne parlent pas leur langue ?

Darren (voix d’Yvan) : Il y avait une pénurie de professeurs et ils ont embauché la première personne qu’ils pouvaient embaucher. Moi, j'ai vécu cette expérience, donc c'était nous, les enfants, qui lui montrions la langue des signes au professeur. Maintenant, ce professeur maîtrise très bien la langue des signes, mais c'était une réalité. Les besoins des enfants sourds ne sont pas priorisés dans cette optique-là.

Comme je vous le disais tantôt, c’est la privation d'une langue. Environ 90 % des enfants sourds viennent de familles de personne entendantes. Moi, je suis dans le 10 % de la communauté sourde qui a des parents sourds, donc, je n'ai pas eu de privation de langage. J'ai eu accès à un âge précoce à la langue des signes, mais la majorité des personnes sourdes dans la communauté sourde proviennent d'une famille de personnes entendantes qui ont vécu une privation de langage à un âge précoce. Donc, quand on parle du modèle médical, cela a un gros impact pour l'avenir de l'être humain qui va grandir comme cela.

Continuons à parler des barrières : l'accessibilité aux interprètes, à des interprètes compétent.e.s. Les commissions scolaires, ou les centres de services scolaires maintenant, ont la responsabilité d'engager des interprètes. Mais souvent, les interprètes qui arrivent sur le marché du travail dans les commissions scolaires ne sont même pas diplômé.e.s. Et celles-ci doivent évaluer les interprètes. Mais comment ces gens peuvent-ils évaluer les interprètes ? Ils ne connaissent pas la langue des signes ! Donc ça, ce sont des barrières que les enfants sourds vont vivre un âge très précoce.

D'autres barrières dans la vie en général qu'on peut subir, c'est l'accessibilité aux services judiciaires, notamment. Ici, nous avons des services régionaux d'interprétation, les S.R.I., qui offrent des services en français et en langue des signes québécoise.

L’interprète ci-présent (Yvan Boucher), vient du SIVET, qui est un S.R.I., ici à Montréal, qui dessert cinq régions administratives. Donc, si on veut faire affaire avec des interprètes qui sont couverts par le gouvernement, que ce soit pour des services judiciaires, de santé et ainsi de suite, c'est bon, c'est bien, cependant, ça ne change pas la réalité. Admettons qu’une personne sourde se retrouve à l'urgence et qu’on doit prendre une décision pour la santé de cette personne, il ne peut pas y avoir de consentement libre et éclairé parce que l'interprète n'est pas encore présent. Pour ce qui est des services avec la police, si, par exemple, un policier dit à une personne sourde d’arrêter de marcher, ou peu importe, et qu’on n'entend pas, le policier peut penser que nous ne l'écoutons pas, que nous n’obéissons pas et on peut se faire molester, même se faire arrêter, mais si on n’a pas écouté, c’est parce qu’on est sourd. Et si on m’attache les mains, comment je vais faire pour m'exprimer en langue des signes ? Donc, il y a beaucoup de stigmates que les personnes sourdes vivent comme cela. Des barrières importantes.

Margarida : Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples d’éléments auxquels vous souhaiterezqu'on accorde plus d'attention lorsqu'on parle de reconnaissance et de valorisation de la culture, de la langue et des valeurs des personnes sourdes, mais aussi lorsqu'on parle de besoins spécifiques, reliés justement à la communication, pour faire en sorte que les personnes sourdes participent davantage, soient davantage dans un monde d'inclusion ?

Darren (voix d’Yvan) : Il y a plusieurs éléments dont je pourrais vous entretenir, dont une chose qui me touche vraiment pour ce qui est de la langue des signes québécoise. C’est une langue qui évolue. La langue des signes, ce n’est pas une langue inventée.Elle est reliée à l'Histoire. La langue des signes québécoise,selon les recherches, est une langue qui a des influences de l’American Sign Language et de la Langue des signes française.Ce que je veux dire, c'est que cette évolution, cette mixité de ces deux langues, est reliée à la société, à la réalité historique québécoise, et cette langue a évolué dans cette réalité-là. Et puis, elle a aussi un peu de l'influence de la British Sign Language. C'est une langue vivante et une chose que je veux dire à la communauté québécoise, mais plus spécifiquement à la communauté francophone, c'est que c'est une langue dont vous devriez être fier.e.s, qui s'est épanouie dans la culture francophone en Amérique du Nord.

Les langues des signes ne sont pas universelles.Ma première langue, moi, c’est la British Sign Language. Mes parents sont sourds, ils viennent d'Angleterre et moi, j'ai appris la langue des signes québécoise en immigrant ici, au Québec, et j'ai appris l'American Sign Language également. J'ai eu ce privilège de maîtriser trois langues des signes et j'utilise cinq langues. Dans ma vie de tous les jours, la British Sign Language avec mon mari, la langue des signes québécoise dans le cadre de mon travail et l’American Sign Language avec certains amis et du fait de mes recherches.

Le fait d'avoir appris de façon précoce dans ma tendre enfance une langue des signes solide m'a permis d'acquérir une deuxième et une troisième langue des signes. La langue des signes peut donner plusieurs choses si vous voulez l’apprendre.

Une autre modalité. Vous, vous parlez le français, vous vous exprimez avec votre gorge, vos joues, la langue, la bouche, puis vous produisez des sons. La langue des signes, ce n'est pas uniquement avec les mains, mais cela vient du tronc, de l'expression faciale, des yeux, des sourcils, du visage, des épaules, donc elle a une fonctionnalité grammaticale.

Pour moi, c'est un privilège, cela devrait être considéré comme un privilège pour les personnes entendantes d'apprendre la langue des signes; cela enrichirait leur culture. De plus, vous pourriez rencontrer au hasard, des personnes sourdes aux points d'arrêts d'autobus et jaser avec ces personnes, uniquement pour dire bonjour, merci beaucoup, au revoir, cela fait vraiment plaisir aux personnes sourdes de constater que des personnes entendantes connaissent certains signes de base et n’ont pas peur de la personne sourde. J'ai rencontré plusieurs personnes au magasin ou à l'épicerie, qui connaissaient certains signes de base dans la vie de tous les jours. Un simple merci, ou bonjour, cela atténuerait les appréhensions des personnes entendantes à communiquer avec les personnes sourdes, reconnaître une personne sourde qui est là, reconnaître que cette personne fait partie de la société, cela serait enrichissant pour les deux communautés.

Beaucoup de mouvements artistiques également viennent de la communauté sourde, ici au Québec, et je suis impliqué dans cette communauté-là et j'en suis très fier. On parle de la déconstruction du phonocentrisme. Souvent, on utilise nos oreilles pour entendre la musique et bénéficier d'un certain apaisement, de la joie d'écouter de la musique, mais la musique peut également être visuelle par des mouvements. Moi, j'appelle cela de la musique. Avant, je disais : « Non, ça, ce n'est pas de la musique », mais cela a pris le temps de m'approprier certaines notions et aujourd'hui, je dis : « Oui, c'est de la musique ». Je me souviens de ma mère lorsque j'étais tout jeune, quand je n'étais pas capable de dormir, elle me faisait de la poésie en langue des signes, avec un rythme particulier qui me permettait de m'apaiser et de m'endormir. Ma mère savait quoi faire pour m'apaiser et m'endormir. C'est une forme de musique pour moi, ça apporte beaucoup de choses dans les échanges. Comment définir une musique de façon spécifique ? Je pense que cela serait opportun d'échanger là-dessus.

Margarida : Oui, justement Daz, j’ai lu vos recherches, le texte notamment « Nos mains qui vibrent » n'est-ce pas ? Et c'est là que j'ai été extrêmement interpellée par cette idée de musique sourde et d’autres accès à la musique qui viennent vraiment honorer différentes conditions sensorielles, c'est très riche. Et tout ce que vous avez dit me suggère d'autres questions. Le fait que vous soyez trilingue dans la langue des signes, est-ce que c'est une diversité qui apporte la richesse ?

Darren (voix d’Yvan)

Je parle cinq langues des signes.

Margarida

Oh pardon, cinq, donc polyglotte.

Darren (voix d’Yvan)

Et je maîtrise également l’anglais et le français.

Margarida :  Et l'anglais et le français. Alors, ma question pour vous, je ne sais même pas comment bien l’articuler, mais étant donné que moi aussi, je transige dans plusieurs langues dans ma vie, j'ai des impressions sur les langues que je parle.Alors je peux dire que celle-ci est plus joyeuse, celle-ci est plus sombre, celle-ci est plus je ne sais pas… Est-ce que cela fait sens quand on parle de langue des signes ? Est-ce qu'il y a des différences vécues de parler une telle langue, sinon une autre langue des signes ? C'est quoi l'expérience en fait, de cette diversité, de ce multilinguisme en langues des signes ?

Darren (voix d’Yvan) : Question intéressante. Moi, j'ai grandi en Angleterre. La British Sign Language est ma langue maternelle et l'anglais a été ma deuxième langue. J'ai toujours été attiré par le français. Dès ma tendre jeunesse, j'ai commencé à étudier le français et à lire le français dès mon enfance. Quand j'ai immigré au Québec, j'étais très excité d'apprendre la langue des signes québécoise.Pour moi, c'était un autre monde qui s'ouvrait. Je ne pourrais pas le décrire, mais c'était, comment dire, en Europe de l'Est, on dit que si on apprend une langue, cela crée une nouvelle âme. C’est une expression que je trouve appropriée, c'est une façon de penser, une façon de s'exprimer qui est différente.

Lorsque j’ai commencé à étudier à la maîtrise en linguistique, à l'UQAM, dans une université francophone, j'ai approfondi le français, la langue des signes québécoise et alors, je rédigeais mes travaux en anglais et je me disais : « Oh… » Je pensais en anglais. Je me disais : « Comment penser en anglais et écrire cela en français ? » En langue des signes, c'est la même chose. Maintenant, j'utilise tellement la langue des signes québécoise que lorsque je m'exprime en British Sign Language, je dois prendre du recul et me dire : « OK, c'est un autre monde ». Peut-être que pour vous, c'est la même chose.

Moi, mon expérience, mon vécu en Angleterre, souvent ma mémoire et ma phonologie se construisent à partir de la British Sign Language alors, parfois, lorsque je m'exprime en langue des signes québécoise, j’utilise un signe de la British Sign Language. Je dois prendre un peu de recul et me dire : « Non, non. » Alors souvent, je tergiverse d'une langue à l'autre comme ça. Peut-être que pour toi, c'est la même chose.

Margarida : Tout à fait. J'étais encore curieuse, Daz. Est ce qu'il y a une langue des rêves ? Dans quelle langue rêves-tu en général ?

Darren (voix d’Yvan) : Cela dépend, mais je me souviens, cela fait longtemps, à l'époque où j'apprenais à lire et à écrire le français, je suis allé en France dans une école durant une semaine, j'étais en immersion en français à ce moment-là. Puis, je suis retourné en Angleterre et je me souviens d'un rêve où j'étais dans une boulangerie.Tout le monde parlait français et là, je voyais du sous-titrage, mais du sous-titrage qui venait de la bouche. Une phrase qui sortait écrite de la bouche. Puis je me disais : « Wow, je peux tout lire, je peux comprendre ! » C'est un rêve qui m’a marqué.

Margarida : Extraordinaire. Merci, c’est une belle image, Daz.

Darren (voix d’Yvan) :  Je ne rêve pas dans une langue particulière, je peux rêver dans une langue ou dans une autre.

Margarida : Oui, même chose pour moi, ça dépend des contextes, en fait.

Daz, quel est votre regard sur les processus réflexifs contemporains qui sont en train de mettre au centre de nos institutions et de nos pratiques aussi, l'équité, la diversité et l'inclusion ? Selon vous, et d'après votre expérience, qu'est-ce qu'on est en train de bien faire et qu'est-ce qu'on est en train de ne pas faire et qu'on devrait être en train de faire ? Ou carrément, qu'est-ce qu'on est en train de faire et qu'on ne devrait pas faire du tout ?

Darren (voix d’Yvan) : C'est une grosse question. Je vais essayer d'y aller simplement, mais en même temps, ce ne sera pas simple. En général, pour moi, l'important, c'est que toute décision doit être vérifiée, validée, appuyée par des participants, des personnes sourdes, donc on doit inclure des leaders de la communauté sourde dans les pratiques réflexives.Agir avec les personnes sourdes. Un exemple très simple. Je me souviens, à ma graduation, j'avais demandé la présence d'un interprète et le jour de la graduation, on m'a donné un interprète, mais à l'arrière de l'auditorium. Donc tous mes collègues étaient assis en avant et moi, je ne pouvais pas participer.Je ne pouvais pas m'asseoir avec eux parce que pour me donner une accessibilité, l'interprète ne devait pas déranger les autres. Normalement, l'interprète aurait dû être debout sur la scène afin que cela puisse être accessible pour moi, et pour que les personnes entendantes puissent voir que oui, il y a un interprète sur scène pour rendre tout cela accessible à une personne sourde.

On a voulu bien faire, c'est un petit détail, mais comment cette décision a-t-elle été prise ? Tout cela a un impact sur la prise de pouvoir. On appelle cela « l'empowerment ». L’empowerment, c'est s'assurer que tout le monde participe dans la prise de décision et que tout le monde puisse apporter son commentaire. Comme je le disais au début, cela prend de l'ouverture pour s'assurer d'aller vérifier auprès des personnes sourdes si ce qu'on a prévu est adéquat parce qu’on ne peut pas penser, deviner, comprendre pour les personnes sourdes. C’est une preuve d'humilité que les personnes se disent « OK, on a pensé faire cela pour toi. Est-ce que tu as une autre idée, est-ce que c'est adéquat? » Il faut agir avec les personnes sourdes et faire preuve d'humilité pour qu'on puisse évoluer ensemble et ne pas penser que l’on sait tout et que l’on sait quoi faire pour les personnes sourdes. Ceci, pour éviter les obstacles.

Également, toutes les décisions prises en lien avec ce que l’on voit dans les médias, dans les journaux, à la télévision, dans les entrevues, comment on présente les personnes sourdes, les personnes handicapées. Souvent, on les présente d’un point de vue négatif. On se dit : « C'est un sourd et muet. Il a été sauvé. Le petit garçon sourd et muet a été sauvé. »  Pourquoi dire sourd et muet aux nouvelles ? Ce n’est pas important dans la nouvelle qu’il soit sourd et muet. C’est une personne, cette personne, ce petit garçon a été sauvé. La discrimination est encore implicite. C’est une attitude qui doit être changée et ça, c'est difficile à casser, à changer. Mais plus je parle de cela, plus j'espère pouvoir y apporter des changements.

Margarida : Je suis certaine que oui et je suis complètement d'accord avec toi parce que c'est une chose d'écrire des politiques qui sont vraiment extraordinaires et de dire les mots justes, mais c'est une autre chose d'apporter l’être juste à cette situation, n'est-ce pas ?Ce sont vraiment des façons d'être, des façons d'accueillir de façon à ne pas porter atteinte à la dignité humaine, même si ce sont des gestes très inconscients, souvent. Donc, c'est vraiment d’un changement culturel dont on a besoin. Et c'est clair que les mots et les politiques vont nous aider, mais il faut aussi vraiment beaucoup de prises de conscience et de recherches comme celles que vous faites pour vraiment apporter un changement de paradigme, je dirais, pour la société majoritaire de personnes entendantes.

Suivant ce même thème, Daz, quels sont pour vous les éléments ou les risques à surveiller dans ce changement institutionnel ? Quand même, il y a une vague, je dirais, de pratiques et de politiques qui veulent mieux faire, mais est-ce qu'il y a des risques à surveiller ?

Darren (voix d’Yvan) : Une chose que je ne peux pas taire, c'est ce qu'on vit présentement. On parle d'urgence, ici. Depuis la pandémie, pour la première fois dans les points de presse en lien avec la pandémie, il y a la présence d'interprètes, en langue des signes québécoise, en American Sign Language au Canada, c'est du jamais vu. C’est super. Mais si ce n'était pas un lien avec la pandémie ? Pourquoi avoir décidé que certaines informations ne sont pas importantes et d'autres informations le sont ? Pourquoi uniquement pour la pandémie ?Par exemple, on voit en Ukraine, en Europe de l'Est, la guerre. On voit les conférences de presse du premier ministre, ses opinions, pourquoi n'y a-t-il pas la présence d'interprètes cette fois-ci ? C'est une guerre qui touche tout le monde, qui a un impact sur l'économie, sur le stress, sur les familles, sur les ami.e.s qu'on peut avoir en Europe de l'Est, et ce n'est plus nécessaire, la présence d'interprètes ? Comment peut-on en arriver à ce type de décision ?

Il y a des personnes sourdes qui vivent en Ukraine et qui n'ont pas accès aux alarmes, aux bruits des bombes, à ce qui se passe aux informations, à la radio. Comment arrimer l'information pour la rendre accessible à ces personnes sourdes ? L'Association des personnes sourdes d'Ukraine doit redoubler d'efforts, envoyer des textos pour donner le plus d'information possible aux membres de sa communauté. À Kiev, les trains quittent, il y a plusieurs personnes à la gare. Elles dépendent de l'information qu'elles reçoivent de façon audio. Il y a toutes sortes de personnes handicapées, mais pour les personnes sourdes, comment peuvent-elles être au courant de ce qui se dit ?

J'essaie de faire un lien aussi avec ce qui s’est passé en 2005 à Londres, en Angleterre, en juillet 2005. Vous vous souvenez de la bombe qui a explosé à Londres ? Je me souviens très bien, moi. Par pur hasard, je n'étais pas à Londres. J'avais une réunion dans une autre ville et je m'en allais en voiture par une belle journée ensoleillée, et ma mère me textait pour savoir comment j'allais. Ma mère ne vit pas à Londres et elle me disait : « Tu es à Londres, comment ça va ? » Je lui ai dit que je n’étais pas à Londres mais dans une autre ville, elle m’a dit : « Mon Dieu, tu es sain et sauf ! » Et moi, je lui demandais : « Pourquoi, qu'est-ce qui se passe ? »  Elle m’a dit qu’il y avait eu une bombe, mais moi, je n'avais pas eu accès à cette information-là, à la radio.

Imaginez les personnes sourdes dans les métros, s’il y a une panne d’électricité. Comment vont-elles faire pour communiquer s’il fait noir ? Il faut penser aux mesures d'urgence et aux façons de rendre l'information accessible en contexte de mesures d'urgence pour les personnes sourdes. On n'en est pas là encore. Ce n'est pas encore accessible et c'est un bon moment, un moment opportun pour réfléchir à cette question.

Margarida : Daz, ce sont des exemples extrêmement percutants que vous amenez et qui illustrent bien le changement qui est nécessaire sur le plan de l'inclusion, c'est clair. Merci pour cela.

Alors quelles seraient, selon vous, les meilleures pratiques qui produiraient vraiment des résultats positifs et concrets d'inclusion significative et je dirais, suivant vos exemples, de protection de la vie-même des personnes sourdes dans des contextes d'urgence, dans des contextes de pandémie ou de guerre, mais aussi dans la vie ordinaire dans nos institutions ?

Darren (voix d’Yvan) : Je peux dire une chose. Ne pas dépendre de solutions uniquement auditives ou sonores pour diffuser l'information. L'information sonore est un outil, mais n'est pas l'unique outil. Si l'information sonore est le seul moyen, on est devant un échec assuré pour les personnes sourdes, aussi pour les personnes qui ont manqué l'information auditive ou qui n'ont pas eu accès à l'information sonore. Ici, au Canada, au Québec, lorsqu'il y a une alerte Amber, lorsqu'un enfant a été enlevé, kidnappé, tout le monde reçoit l'information visuelle sur son téléphone cellulaire.

Donc, tout le monde a eu accès à l'information de façon simultanée. Ça, c'est une bonne pratique. Mais si on parle de crise institutionnelle, admettons une alarme pour le feu dans un édifice quelconque, quelqu'un a une arme à feu dans une école, peu importe, on ne peut attendre de voir le monde partir en courant, qui panique, pour ensuite se dire qu'il faut sortir ! On est à la remorque finalement, des personnes entendantes. Il faut éviter cela. Donc à la base, c’est ce qui peut faire la différence entre la vie et la mort.

Margarida :  Tout à fait. Et vraiment, l’importance de ne pas prendre comme norme les capacités auditives dans des situations comme celles-là et que ce soit vraiment présent pour tout le monde impliqué dans la gestion de ces situations, à travers des formations, à travers l'éducation, à travers la sensibilisation, ça me semble des pratiques absolument essentielles. Donc, merci pour ces exemples, pour ces pratiques.

Daz, j'aimerais vous inviter à un exercice d'imagination. Je dis souvent dans ces conversations que je pense que l'imagination devient un outil essentiel dans un contexte où on a un monde à reconstruire, avec tout ce que nous sommes en train d'apprendre sur nos propres angles morts par rapport à la diversité, à la valorisation de la différence, à l'inclusion.

Si l’on imagine un avenir dans lequel une culture de respect de la diversité et de l'inclusion des personnes sourdes et malentendantes est en fait accompli, c’est fait, c'est réussi. De quoi cela aurait-il l'air ? En d'autres mots, quelles formes de reconnaissance qui valorisent l'être sourd et l'expérience sourde devraient faire partie d'un avenir à construire ?

Darren (voix d’Yvan) : Lorsqu'on parle d'imagination, permettez-moi de faire un lien avec quelque chose qui s'est passé il y a moins d'un mois dans ma vie. Il y a un parti politique provincial qui offre des services d'interprétation en langue des signes québécoise à ses membres.Lorsqu'il y a des réunions d'association pour voter pour des délégué.e.s, si vous avez besoin d'un interprète en langue des signes, il s’agit d’aviser. C'est la première fois de ma vie que dans un parti politique au niveau local, on offre des services en langue des signes. Alors bon, c'est une participation Zoom,tous les membres se saluent et c’est la première fois de ma vie que je peux participer à un événement local – et j'insiste, local, je ne parle pas de national – où on m'offre une accessibilité en langue des signes. Donc, je pouvais suivre les conversations grâce à l'interprète et tout le monde pouvait poser des questions avant le vote d'acceptation du délégué en question, alors moi, je voulais poser des questions. Plusieurs questions, parce que je n'avais jamais eu la chance de pouvoir poser ce type de questions. J'ai pu participer au vote avec une connaissance pleine et entière de par les informations qui m'ont été transmises de façon accessible. C'était un vote qui reflétait mes profondes convictions. Mais pour ce qui est des autres partis politiques, c'est inexistant. Je n'ai jamais vu ça.

Cela, dans ma conception, c'est ce que doit être la société du futur. Si vous avez besoin, avisez-nous, nous pouvons vous offrir un service accessible au moyen d’un interprète en langue des signes. J'en ai presque pleuré. Donc, dans mon monde idéal, pouvoir poser des questions, critiquer des politiques, débattre de politique dans une langue de référence, ce n'est pas ma langue maternelle, la langue des signes québécoise, mais c'est une langue de référence dans ma vie de tous les jours. Ça, c’est essentiel. Cela a permis également aux membres et à la société de bénéficier de mon apport. Et j'espère que ce n'est qu'un début, un premier pas vers quelque chose de plus grandiose.

Margarida : Daz, merci infiniment. Encore une fois, cette expérience m'a permis, nous a permis, je pense, de prendre la mesure de l'importance des pratiques sérieuses et profondes d'inclusion qui permettent la participation pleine. Vous venez de le dire, ce sont des questions de vie ou de mort, ce sont des questions d'être en sécurité ou de ne pas être en sécurité, de pouvoir voter de façon informée ou de ne pas voter de façon informée.Donc, ce n’est rien d’un luxe. Ce sont des droits fondamentaux, des besoins essentiels, et je pense que cette conversation a été extrêmement lucide, importante et transformatrice pour mieux comprendre les besoins, les droits et la richesse finalement, de l’expérience sourde et de l'importance de la prendre en considération.

Alors, je vous remercie infiniment. C'était un grand plaisir pour moi d'être ici en conversation et on va se revoir bientôt, j'espère.

Darren (voix d’Yvan) : Merci beaucoup pour cette occasion.

Date

Diversité : L’influence des comportements, croyances et cultures personnelles sur les postures et actions collectives

Summary
Dans cet épisode, Margarida Garcia accueille Randall Harp. Randall Harp est professeur de philosophie à l'Université du Vermont.
Sections

 

Avec Margarida Garcia et Randall Harp

 

 

Résumé

Dans cet épisode, Margarida Garcia accueille Randall Harp. Randall Harp est professeur de philosophie à l'Université du Vermont. Il est fellow 2020 Fulbright Canada-Fondation Pierre Elliot Trudeau / Chaire conjointe en politiques publiques contemporaines. M. Harp explique comment les propriétés d'un groupe ne peuvent être considérées comme homogènes et comment l'imprévisibilité d'un groupe diversifié ouvre de nombreuses possibilités, de nouvelles façons d'être et de nouvelles idées, tout en présentant certains défis. Il réfléchit à l'importance de reconnaître qu'il n'existe pas de solutions faciles, et que les changements que nous devons opérer pour parvenir à une plus grande diversité et à une plus grande inclusion auront souvent un coût pour quelqu'un.

Date

Diversité : Le multilinguisme, l’identité et la réalité des femmes doctorantes

Summary
Margarida Garcia s’entretient avec Lydie C. Belporo, boursière 2021, avocate et criminologue d’origine camerounaise, activement au service de ses collègues doctorantes.
Sections

 

Avec Margarida Garcia et Lydie C. Belporo

 

Résumé

Margarida Garcia s’entretient avec Lydie C. Belporo, boursière 2021, avocate et criminologue d’origine camerounaise, activement au service de ses collègues doctorantes. Mme Belporo raconte la fascination qu’a suscitée chez elle la découverte des langues autochtones à son arrivée au Canada. Avec ses 200 langues vernaculaires, le Cameroun aurait tout intérêt à valoriser sa propre richesse linguistique. Elle salue également les possibilités qu’ont les gens au Canada d’apprendre le français ou l’anglais au moyen des séjours d’immersion linguistique. Elle invite nos dirigeants à allouer toutes les ressources possibles au vivre-ensemble pour toujours plus d’inclusion, et les institutions comme les médias à mettre de l’avant des acteurs issus de la diversité.

 

 

Transcription

Margarida Garcia : Le poète portugais Fernando Pessoa a dit un jour : « Mon pays est ma langue ». Si on peut bien comprendre sa langue comme un trait identitaire fondamental qui dit quelque chose sur qui nous sommes, cette phrase ouvre la possibilité de se poser des questions tout aussi fondamentales : et si je vis dans plusieurs langues ?  Ou si mon pays qui abrite en son sein une diversité linguistique, qui suis-je alors ?

Parfois l’appartenance linguistique rassemble. Parfois elle divise. Mais elle nous rappelle toujours la diversité du monde et des cultures et la richesse qui émerge du fait de voir le monde et de dire le monde à travers des imaginaires linguistiques distincts. Mon invitée d’aujourd’hui nous aide à réfléchir à ces questions d’une manière unique et ancrée dans son expérience de vie et dans sa recherche de terrain. Je suis ravie de recevoir Lydie Belporo.

Lydie est titulaire d'une maîtrise en droit et d'une maîtrise en relations internationales. Elle a travaillé comme coordonnatrice du projet PREV-IMPACT avec la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l'extrémisme violent au Canada avant d’être chercheuse associée pour une étude menée avec l’Organisation internationale de la francophonie. Lydie est présentement candidate au doctorat à l'École de criminologie de l'Université de Montréal. Sa recherche porte sur la gouvernance de la violence extrémiste en Afrique subsaharienne, et elle s'intéresse notamment aux politiques publiques de réintégration d’anciennes recrues du groupe terroriste Boko Haram au Cameroun. En dehors de ses intérêts de spécialisation, elle donne de son temps au sein du Comité-conseil sur l’équité, la diversité et l’inclusion de l'Université de Montréal et elle a fondé un organisme à but non lucratif qui permet aux femmes doctorantes d'avoir une plateforme de réseautage et de collaboration : le Réseau international des femmes doctorantes - RIFDOC. Elle apprécie particulièrement les voyages, la cuisine, les danses traditionnelles, et elle aime surtout passer du temps en famille.

Bienvenue à Espaces de courage, Lydie.

Lydie Belporo : Merci, Margarida. C'est un plaisir pour moi d'être accueillie par vous et puis d'avoir l'occasion d'échanger dans cet espace.

Margarida Garcia : Alors peut-être pour commencer de façon générale, parlez-nous un peu de votre intérêt pour les thèmes de la diversité et de l'inclusion dans votre vie et dans votre recherche, et pourquoi pensez-vous que c'est important d'en parler à partir de cette place ?

Lydie Belporo : Je crois que c'est important de parler de la diversité parce que si on regarde tout autour de nous, tout simplement, elle fait partie de notre quotidien. Le fait d'appartenir à différentes cultures, l'immigration, la diversité linguistique, avec la mondialisation, les NTIC… Je crois que la maxime qui dit que le monde est devenu un village planétaire ou un village « global », c'est une réalité qui est indéniable.

Et je pense qu’aussi, au niveau beaucoup plus personnel, la diversité linguistique et culturelle est inhérente à ma propre trajectoire et puis aussi à mon parcours parce que je suis née au Cameroun, et puis, il y a quelques années, j'ai décidé de poser mes bagages au Canada pour poursuivre mes études supérieures en droit international, et comme je souhaitais étudier en français, l'Université de Montréal me semblait une destination idéale et elle m'a ouvert ses portes. J'ai donc commencé ma maîtrise en droit international là. Donc, à l'occasion de de mes études, de cette immersion académique, j'ai pu rencontrer des personnes qui venaient de différents arrière-plans, qui parlaient d'autres langues, qui étaient issues d'autres cultures puisque les cycles supérieurs à l'Université de Montréal sont quand même un gros carrefour de cette diversité-là, ce qui amène un autre bagage.

Et pour finir, dans ma recherche, je m'intéresse aussi aux questions de violence extrémiste dans le contexte camerounais, mais je suis basée à Montréal. J'étudie la criminologie à partir d'une institution nord-américaine, avec une méthodologie qui est assez propre à ce contexte, donc c'est assez intéressant de voir un peu comment de par ma propre trajectoire, les méthodologies que j'applique pour extraire les données et puis pour les analyser, elles produisent un résultat qui peut éclairer ces enjeux-là.

Margarida Garcia : C'est intéressant ce que vous venez de dire, comment vous diriez que cela a un impact, en fait, cette trajectoire qui est une trajectoire de diversité culturelle, d'immigration ? Comment vous voyez l'impact qu'elle a sur votre méthodologie, sur votre cadre théorique, sur votre recherche en général ?

Lydie Belporo : Alors c'est une très bonne question. Je dirais que l'impact, c'est au niveau de la perception que je pourrais avoir par rapport aux données que je récolte. Disons que j'ai la double casquette d’être à la fois une « insider » et une « outsider » dans le sens où je suis originaire du Cameroun et en plus, la région que j'étudie dans l'extrême nord, elle est aussi rattachée à mon bagage familial, et également, en tant que « outsider » ayant étudié depuis plusieurs années, et installée au Canada, il y a une approche par rapport au terrain qui me permet de pouvoir mettre à distance certains facteurs, les isoler, les comprendre d'une certaine façon. Et en termes de cadre théorique, je pense que mes origines africaines me permettent quand même de pouvoir nuancer d'une certaine façon certaines analyses ou de ne pas nécessairement… D’être plus consciente je dirais d’une certaine façon, de certains biais, de certains angles morts qui pourraient affecter ma façon de lire les données que je vais récolter. Donc, je dirais que c'est plus une posture qui m'amène à avoir une attitude réflexive qui est beaucoup plus consciente, comme je disais, des biais, des angles morts et de certaines spécificités.

Je dirais aussi que c'est une meilleure compréhension du contexte, parce que pour pouvoir analyser, je pense, en profondeur des sujets tels que ceux que j'analyse sur la violence, sur l’engagement des groupes armés, c'est important de ne pas juste prendre un bout de l'histoire puis de bâtir toute une analyse, mais il faut vraiment comprendre le contexte historique, le contexte culturel, pouvoir s'immerger, et je crois finalement que le rapport aussi que je peux avoir avec les gens qui étaient sur le terrain. Je ne dirais pas qu'il y avait une sorte de confiance naturelle, mais j'ai pu constater lorsque j'ai fait mes séjours de recherche et d'immersion sur le terrain, ou peut-être le fait aussi d'être une femme, il y avait comme une ouverture assez facile et une volonté pour les personnes qui voyaient en moi une sœur, une amie d'une certaine façon, une petite maman, de pouvoir se livrer beaucoup plus facilement. Et pour moi, c'est un plus qui me permet justement de pouvoir aller un peu plus loin dans l'analyse que je compte proposer et dans les résultats que j'espère apporter avec ma thèse.

Margarida Garcia : Lydie, dans ce parcours personnel et professionnel, où avez-vous rencontré des obstacles à l'inclusion, que ce soit en matière de langue, de diversité culturelle ou d'autres aspects reliés en fait à la situation personnelle du chercheur ?

Lydie Belporo : Alors quand je réfléchis à cette question, je ne me souviens pas dans mon parcours d'avoir été personnellement discriminée par rapport à ma langue ou à mon origine. Et d'ailleurs, je m'estime très chanceuse d'être dans une ère où on semble davantage s’intéresser à la diversité culturelle, où on semble beaucoup plus être ouvert aux autres. Mais je ne dis pas que c'est une expérience qui a été partagée parce que j'ai côtoyé beaucoup de personnes issues de la diversité pour qui les expériences n'ont pas toujours été positives. Il y a eu des portes fermées, des occasions manquées, une forme parfois de discrimination sournoise qui pouvait même aller jusqu'à des actes de microagression. Donc personnellement, à ce niveau-là, je m'estime chanceuse de ne pas avoir connu des contextes comme ceux-là.

Toutefois, puisque la diversité peut s'entendre de façon assez large, je pense que de par mon expérience, ce que j'ai pu constater, c'était peut-être les limites ou les obstacles lorsqu'on est une femme doctorante et en plus une maman, on n'est pas encore à une étape ou voilà, on va par exemple organiser des conférences et penser avoir une salle de garderie attenante où des jeunes mamans pourraient en même temps participer puis aller récupérer leur enfant, donc ça, c'est dans un monde idéal que ce serait comme ça. Ce n'est pas seulement pour les jeunes mamans doctorantes, mais cela peut s'étendre aux personnes qui ont des maladies ou à des personnes en situation de handicap, et je pense que c'est une réflexion globale qu'il faudrait plus mener au niveau institutionnel, donc en termes d'obstacles que des personnes pourraient rencontrer à cet égard-là. Mais, comme je suis une éternelle optimiste, j'ai pensé plus en termes de solutions. Et donc, durant la pandémie, avec une collègue, on a monté un réseau, virtuel au départ, mais qui avec le temps s'est transformé en OBNL et qui, en ce moment, mène beaucoup d'activités et d'ateliers auprès des femmes doctorantes. C'est le RIFDOC, le Réseau international des femmes doctorantes, avec pour objectif de favoriser l'inclusion des femmes doctorantes, donc on ne se limite pas seulement aux mères qui sont aux études supérieures, mais on veut voir de façon beaucoup plus large pour que les femmes qui rencontrent divers obstacles puissent apprendre à se dépasser, apprendre à collaborer, comment surmonter le complexe d’imposteur donc des ateliers sur la santé mentale, bref, l'idée c'est vraiment de créer une plate-forme ou en tant que femme, on puisse librement parler de ses défis, mais aussi qu'on puisse développer des outils et penser à des solutions qui nous permettent de mieux vivre cette saison où on est aux études supérieures et où on est doctorante.

Margarida Garcia : Donc Lydie, ce que vous venez de nous dire, c'est que, en fait, il y a toutes sortes de situations, de circonstances liées à la situation particulière des personnes, des chercheuses, qui font en sorte que, des fois, il y a des obstacles à une inclusion significative au sein des institutions. Et donc, dans ce travail que vous êtes en train de faire avec vos collègues,est-ce que vous avez rencontré des meilleures pratiques qui, vous jugez, produisent des résultats positifs et concrets d'inclusion de personnes qui sont exclues pour toutes sortes de raisons, et si oui, quelles seraient ces meilleures pratiques ?

Lydie Belporo : Dans le cadre du RIFDOC, en termes de meilleures pratiques, je pense qu'on est encore en train de bâtir cet éventail parce que dans l'idée, pour l'instant, c'est d'abord d'avoir un espace où on peut s'exprimer librement par rapport à ces enjeux-là, et je pense que les solutions doivent se développer d’un commun accord avec les institutions, mais ce qui revient souvent, c'est déjà la reconnaissance de l'existence de ce genre d'espaces et de plateformes qui permettent à ces dernières de pouvoir s'exprimer, et ensuite, il y a aussi l'idée de pouvoir avoir des sondages chaque année qui permettent de répondre à des besoins beaucoup plus concrets parce qu'une solution qu'on développe une année x peut ne pas être valable – on l'a vu avec la pandémie qui a complètement bouleversé nos habitudes – ne pas être pertinente l'année suivante.

Je pense que c'est d'abord le défi d'être à l'écoute et après, de façon plus concrète, lorsqu’on a des personnes qui sont dans des situations familiales beaucoup plus complexes et moins linéaires que serait la trajectoire d'une personne seule qui n'a que ses études comme centre d'intérêt ou obligation, je pense que c'est de penser aussi comment intégrer cette dimension-là, familiale, dans les parcours. On a vu, par exemple, lors d'un atelier, une chercheuse qui disait que cela pouvait être intéressant dans les CV, lorsqu'il y a par exemple un congé de maternité qui a eu un impact sur la production littéraire, et qu’on n'a pas nécessairement publié d’articles, on n'a pas participé à des conférences, que ce ne soit pas un handicap ou un frein plus tard, pour la reconnaissance de sa pertinence universitaire, qu’on puisse être évaluée sur d'autres critères. Donc à ce niveau-là peut être, de revoir en termes d'inclusion, de favoriser la prise en compte, pouvoir mieux évaluer ou apprécier ces « gaps », si je peux le dire ainsi.

Aussi pour les femmes par exemple, quelque chose qui revenait souvent, c'est le besoin en termes de pratiques, de favoriser la collaboration, parce qu'il y a beaucoup d'études qui démontrent qu’il y a beaucoup plus de collaborations qui se font entre hommes et donc plus d’articles publiés à ce niveau-là par rapport aux femmes, qui ont moins tendance à collaborer. Donc, au niveau des laboratoires, au niveau des départements, peut-être de créer des systèmes, des programmes qui permettraient que des étudiantes doctorantes puissent se mettre en duo ou même des coopérations interfacultaires, pas seulement au sein d'une même université, mais au-delà du RIFDOC, je pense que des pratiques qui produisent des résultats positifs en termes de diversité culturelle, c'est vraiment la vulgarisation des connaissances de ces enjeux-là.

J’ai pu noter qu’il y a beaucoup de projets de balados qui se sont développés ces dernières années, d'ailleurs, celui-ci en est un et je suis vraiment contente d'avoir la possibilité justement d'avoir un espace qui me permette de pouvoir échanger sur ces sujets-là, et en plus on le fait en français, il y a le balado par exemple, On est 33 millions du Centre de la francophonie des Amériques, qui aussi très intéressant et qui permet justement de pouvoir démontrer la diversité et la vitalité de la francophonie au niveau des Amériques. Il y a différents projets comme ça qui permettent l'immersion linguistique, des échanges culturels qui sont des façons beaucoup plus pratiques, je pense, de pouvoir faire mieux connaître la diversité et puis de susciter aussi des intérêts de part et d'autre.

Margarida Garcia : Lydie, vous nous avez parlé de votre expérience d'immigration, originaire du Cameroun, un pays aussi qui a une diversité linguistique en son sein extrêmement importante, et vous êtes arrivée au Canada, un pays qui a aussi une diversité linguistique importante en son sein. Donc parlez-nous un peu de cette rencontre de deux diversités, celle du Cameroun, celle du Canada, comment vous les avez vécues ?Est ce qu'il y a des différences significatives entre ces types de diversité linguistique ? Comment vous avez vécu cela ?

Lydie Belporo : Très bonne question, Margarida. En plus de la diversité culturelle, je dirais d'abord que à mon arrivée, j'ai aussi vécu un choc quand même thermique parce que je suis arrivée en février – n'ayant jamais connu l'hiver, cela a été toute une expérience – mais en plus de pouvoir m'intégrer dans un contexte qui est quand même assez différent parce que le Cameroun, certes, est un pays où il y a une certaine diversité culturelle parce qu’en plus du français et de l'anglais, qui sont les langues officielles, il y a près de 200 autres langues vernaculaires qui sont parlées par différents groupes ethniques.

Je dirais qu'au Canada aussi, c'est une autre forme de diversité, bien que le français et l'anglais soient les langues officielles, il y a aussi toute la dimension historique, la présence des langues autochtones, qui m'a beaucoup fascinée à mon arrivée ici, donc d'être ouverte à ce monde-là m’a amenée à comprendre l'importance de connaître son histoire, de savoir d'où on vient, mais aussi de pouvoir mieux apprécier justement la présence de ces différents groupes, de comprendre aussi l'importance de la langue anglaise parce que je dois vous avouer que quand j'étais au Cameroun, c'est un peu par obligation, en dehors d'avoir un intérêt propre pour la langue anglaise, qu'on apprend à l'école secondaire et au primaire, il n'y avait pas nécessairement d'espaces comme des séjours d'immersion qui nous poussent à nous intéresser à la culture anglophone au Cameroun, et donc, j'ai été très surprise quand je suis arrivée ici, de savoir qu’il y avait des programmes gouvernementaux qui permettaient de financer des séjours pour les personnes intéressées, pour apprendre que ce soit l'anglais ou le français et donc, de voir aussi toute l'importance, le fait qu'il y ait des revendications quand même assez fortes pour conserver le bilinguisme institutionnel, le français et l'anglais. Cela m'a donné d'apprécier et de voir à quel point, lorsque deux langues coexistent, cohabitent, il peut y avoir des défis, mais ça peut aussi être une occasion incroyable, et bien sûr, les langues autochtones qui ne sont pas en reste et on parle beaucoup ces derniers temps de revitalisation, de l'importance…  Et je crois que c'est quelque chose qu'on gagnerait à faire. Et donc cette diversité-là, elle nous ouvre, elle nous permet d'explorer d'autres horizons et définitivement, vous avez dit le mot, élargit nos perspectives.

Margarida Garcia : Lydie, donc, le multilinguisme, selon que ce que vous êtes en train de dire, vous le voyez comme une plus-value à l'égard de la promotion de la diversité et de l'inclusion, est-ce que vous le voyez aussi comme une plus-value à l'égard, par exemple, de l'exercice du leadership ? Comment voyez-vous ça ?

Lydie Belporo : Absolument. Je pense que le multilinguisme – on peut parler du plurilinguisme et même de l'interlinguisme – il y a toutes sortes de mots et un éventail d’expressions pour nous permettre de comprendre l'intérêt de parler diverses langues, de s'intéresser à d'autres cultures, je pense que c'est une plus-value. Il y a d'énormes aspects positifs. Il y a par exemple un article très intéressant qui a été écrit par Enrica Piccardo dans la revue Voix plurielles en 2016, qui est titré La diversité culturelle et linguistique comme ressource à la créativité. J'ai trouvé cet article très intéressant parce que justement, il met en lumière de quelle façon le plurilinguisme ou le pluriculturalisme a de nombreux avantages en termes de créativité, la souplesse mentale, l'adaptabilité, on a de meilleures facultés d'apprentissage, on a une facilité à avoir une communication interpersonnelle, donc en gros, il y a des ressources infinies lorsqu'on s'engage dans ces voies-là, dans ces chantiers- là, mais c'est aussi important de reconnaître que la coexistence, comme je le mentionnais, de plusieurs langues et de plusieurs cultures, peuvent venir avec de nombreux défis.

Pas très loin de nous, au Canada, je le mentionnais, la question de la place du français fait quand même couler beaucoup d'encre. On voit qu'il y a toujours beaucoup de défis pour la mise en œuvre de façon effective du bilinguisme institutionnel, mais sous d'autres cieux, ce n'est pas seulement de l’encre que ça fait couler, c'est parfois du sang.

Donc c'est le cas par exemple au Cameroun, où malheureusement depuis 2016, il y a un conflit armé entre le gouvernement central, qui est majoritairement francophone, et des factions séparatistes dans les régions anglophones, qui réclament sécession. Et tout cela est parti Margarida, juste parce que, au début, c'était des revendications très légitimes des populations qui estimaient qu'elles étaient marginalisées du fait qu’elles parlaient anglais, sous-représentées dans l'administration, elles avaient moins d’accès à l'emploi, mais ce conflit et ces revendications ont été récupérés par des factions armées et aujourd'hui, on en vient au point où il y a des civils qui sont tués juste parce que dans des régions, il y en a qui parlent anglais et ailleurs c'est le français. Donc, ça peut vraiment aller beaucoup plus loin. D'où l'importance, je pense, d'asseoir une bonne communication, de préserver les identités nationales tout en favorisant la cohésion, mais aussi de donner une place qui, je crois, est importante à toute la diversité qu'on peut avoir dans un pays, parce qu’au-delà du français et de l'anglais, qui sont les langues officielles, comme je le mentionnais, au Cameroun, il y a quand même plus de 200 langues vernaculaires, mais qui ne sont malheureusement pas enseignées à l’école et qui ne sont pas, d'une certaine façon, valorisées. Or, je pense que le fait de les valoriser, cela pourrait, d'une certaine façon, quand même offrir des voies alternatives qui permettent de garantir l'unité nationale.

Margarida Garcia : Lydie, j'aimerais beaucoup vous entendre sur votre regard par rapport aux pratiques et politiques contemporaines où on met au centre des institutions la problématique de l'équité, de la diversité et de l'inclusion. Comment vous voyez ces efforts ? Sommes-nous sur le bon chemin, selon vous ?

Lydie Belporo : Parce que je suis une optimiste super convaincue, je pense que c'est très encourageant et c'est tout à fait louable, la nouvelle dynamique dans laquelle la société contemporaine s'inscrit. Mais je pense que c'est aussi important de vraiment le faire avec sincérité, pas juste parce qu'on veut atteindre certaines statistiques, parce qu'on veut cocher des cases, mais parce qu’on veut sincèrement s'intéresser à l'autre, à son vécu, à son contexte, et qu'on veut valoriser cette différence. Et donc, je pense que ce sont des politiques qui ont tout à fait intérêt à rester pérennes parce que je crois que chaque personne est vraiment unique. On a notre propre trajectoire, on a des contextes qui sont particuliers, qui sont singuliers et donc, on a tout à fait intérêt à dépasser les stéréotypes, à dépasser des raccourcis pour pouvoir explorer dans toute sa complexité le vécu de chacun et vraiment tirer les ressources qui peuvent être mises à contribution pour que, ensemble, on puisse construire la société dans laquelle on veut vivre et dans laquelle on veut que nos enfants puissent s'épanouir.

Margarida Garcia : Lydie, vous nous amenez maintenant dans cet avenir à construire. Un avenir où les personnes se sentent parties intégrantes de la société, où elles participent de façon égalitaire et équitable. Si on imagine cet avenir dans lequel une culture du respect de la diversité et de l'inclusion est un fait accompli, de quoi cela aurait l'air selon vous ?

Lydie Belporo : Ce serait un monde vraiment parfait, Margarida, mais on peut l'espérer. Donc, pour moi, ce serait un monde dans lequel toutes les langues et les cultures se valent, du moins qu'elles puissent être respectées et considérées sur une base égale, ce serait aussi un monde, par exemple, où on aurait des présentateurs télé issus de tous les groupes de la diversité, où ce ne serait pas juste une exception.

Ce serait un monde où on peut être fier de son accent, malgré sa différence. Ce serait vraiment un monde où le mérite serait inclusif sans pour autant diminuer les compétences et la richesse de tout un chacun. Donc, ce serait un monde où on saurait être fier de s'ouvrir à l’autre. Et je terminerais avec cette belle citation d'un auteur que j'aime beaucoup, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, qui dit, de façon résumée, que ce serait un monde où on pourrait apprendre à « faire humanité ensemble ».

Margarida Garcia : Lydie, c'était une façon extraordinaire de terminer. Par ailleurs, étant moi-même une immigrante qui a un accent dans toutes les langues que je parle, presque, je peux très bien voir comment un monde comme ça serait accueillant. Donc, merci beaucoup d'avoir passé ce temps avec nous et merci d'être à Espaces de courage.

Lydie Belporo : C'est moi qui vous remercie.

 

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