Pousser à travers les fissures : Jeunesse, empathie, et institutions canadiennes
De l’environnement à la justice sociale, en passant par les peines d’emprisonnement, les services de santé ou la parentalité, trois boursières Fondation examinent la jeunesse et son rapport aux institutions du Canada.
Que faudra-t-il pour que les jeunes canadiens d’aujourd’hui réalisent leur potentiel? Selon plusieurs boursiers de la Fondation, la réponse à cette question en soulève d’autres. À quel point les jeunes font-ils montre d’empathie? Les institutions canadiennes sont-elles ouvertes au changement?
« Au Canada, le discours véhicule souvent l’idée que les jeunes sont détachés, individualistes et plus intéressés par leurs profils dans les médias sociaux que par tout autre chose », affirme Rebeccah Nelems, boursière 2015 de la Fondation Pierre Elliott Trudeau. « Plusieurs études quantitatives portent à croire que les jeunes nord-américains ont peu d’empathie. Pourtant, mes recherches montrent que les jeunes canadiens ne sont pas détachés : ils sont plutôt désillusionnés. Ils ont à cœur les questions de pauvreté, d’environnement et d’inégalités sociales, mais sont convaincus que plusieurs institutions participent à la perpétuation de ces problèmes. Et dès qu’on leur donne la chance d’agir, ils sautent sur l’occasion. »
En 2018, Rebeccah se rendra en Équateur, pays qui montre le plus haut niveau d’empathie selon une enquête de 2017 portant sur 63 pays. Cela fait dix ans, cette année, que l’Équateur a inclus officiellement les droits de la nature dans sa constitution ; depuis, une douzaine de causes présentées devant les tribunaux ont eu comme partie plaignante une entité naturelle. Cela reflète l’adoption d’une vision relationnelle du monde propre à plusieurs peuples autochtones et aux descendants africains qui vivent dans le pays. Dès lors, Rebeccah suspecte qu’il y a un lien entre cette vision du monde et l’empathie observée dans la population.
« Dans le cadre de ma recherche, je vais demander aux jeunes – au Canada et en Équateur – comment ils naviguent entre les deux visions du monde très divergentes qu’on observe actuellement : d’une part, une vision très relationnelle qui reflète les concepts d’interconnexion autochtones et écologiques et, d’autre part, l’organisation individualiste, anthropocentrique et coloniale qui caractérise la plupart des institutions et systèmes de gouvernance nord-américains. Comment, dans ce contexte, les jeunes conçoivent-ils la citoyenneté, le sentiment d’appartenance et le sens de la responsabilité. Comment perçoivent-ils la connectivité dans les médias sociaux et autres sphères de leur vie? Il y a en Équateur un vaste mouvement environnemental (les Yasunidos) qui est essentiellement une affaire de jeunes. Comment peut-on en expliquer le succès? Je crois que je trouverai là des pistes qu’on pourra utiliser ici. »
L’empathie et la vision des jeunes est aussi source de motivation pour le travail de Sophie de Saussure, boursière 2017, qui veux comprendre à quel point le système canadien de détermination des peines au criminel tient compte des conséquences sociales des sanctions. « Dans l’ensemble, la protection de l’enfance est très présente dans le droit canadien. Mais dans le contexte du droit criminel, la justice semble incapable de constater à quel point les sanctions affectent l’univers des enfants. Les peines d’emprisonnement exercent une très grande pression sur la relation entre le contrevenant et sa famille. Pourtant, cette relation est vitale pour ses chances de réhabilitation. »
« Les enfants sont probablement la principale motivation d’un parent qui souhaite se réhabiliter, précise Sophie. Ils permettent au contrevenant de mettre en pratique l’empathie, le sens de la responsabilité et la sollicitude. Pour cette simple raison, les peines qui séparent les parents des enfants pendant de longues périodes sans contacts fréquents sont contre-productives. Ce type de peines est aussi injuste pour les enfants, qui deviennent ainsi parties innocentes du crime. Les chercheurs estiment qu’environ 42 000 enfants canadiens sont affectés par l’incarcération d’un parent. Plusieurs d’entre eux en sont stigmatisés, vivent en situation de précarité financière ou sont aux prises avec de sérieux problèmes de santé mentale ou d’instabilité émotive. Parfois, ces problèmes minent leur avenir. Pourtant, ces enfants demeurent invisibles dans la sphère publique : aucune politique publique ne vient répondre à leurs besoins. Je souhaite que ma recherche aide les systèmes juridiques à mieux tenir compte des liens sociaux qu’entretiennent les contrevenants – avec leurs enfants ou d’autres personnes – et qu’elle ouvre la porte à une protection spéciale pour ces enfants. »
Où en est-on sur cette question? Sophie ne le sait pas, mais elle a une chose à ajouter. « On entend beaucoup parler de la crise des enfants autochtones pris en charge, dit-elle. Mais on semble oublier de voir le lien avec la surreprésentation outrageuse des Autochtones dans les prisons canadiennes. Ces deux questions sont traitées comme si elles étaient indépendantes. Pourtant, si le système de justice pénale gardait les contrevenants dans la communauté, au lieu de les exclure, ça serait déjà un grand pas vers une solution pour la crise des enfants pris en charge ainsi que plusieurs autres problèmes sociaux. Cela serait à l’avantage de l’ensemble des communautés, pas seulement aujourd’hui, mais pour les générations à venir. »
Comme Sophie, la boursière 2016 Anna Dion s’intéresse aux générations à venir, à commencer par les jeunes femmes enceintes. « Au Canada, le système de santé et de soutien social s’articule autour d’un concept généralisé et idéalisé de la maternité, lequel ne correspond pas toujours à l’expérience des mères adolescentes et autres femmes marginalisées, commente Anna. Plusieurs jeunes femmes enceintes qui choisissent de devenir mère luttent déjà contre l’isolation, la stigmatisation et les difficultés financières. Elles sont plus enclines à devenir mères célibataires, ont de deux à quatre fois plus de risque d’avoir subi des violences physiques dans les douze derniers mois et sont plus à risque de vivre une dépression post-partum. Malgré les meilleures intentions, les institutions exacerbent souvent ces situations en traitant les femmes comme des personnes irresponsables ou non-motivées et en imposant des solutions qui ne leur conviennent pas. »
Anna s’intéresse à un système conçu pour aider les femmes enceintes marginalisées, les prestataires de services de santé et d’autres intervenants du système des soins périnataux à travailler ensemble pour recommander des services qui répondent mieux aux besoins des femmes marginalisées et pour aider les prestataires de services et les responsables de politiques à aplanir les inégalités persistantes dans le système de santé. Pour y arriver, Anna commencera par examiner les différences entre, d’une part, les besoins des femmes – tels que définis par elles-mêmes – et, d’autre part, ce que les professionnels perçoivent comme des priorités et des solutions.
« La plupart des femmes avec qui j’ai parlé sont très motivées par leur grossesse, affirme Anna. Elles veulent ce qu’il y a de mieux pour leur famille et savent qu’elles ont besoin d’aide. L’absence de soutien essentiel – par exemple, de l’aide financière, un logement abordable et sécuritaire, des services de santé mentale accessibles ou des liens avec les familles et les communautés – donne souvent l’impression que les circonstances dans lesquelles se trouvent les jeunes familles peuvent présenter un risque pour les enfants. Au lieu d’interpréter ces situations comme un symptôme d’incompétence parentale, il faudrait les voir comme le signe du besoin d’un soutien familial plus complet. Il faut trouver l’équilibre entre soutien et surveillance et faire en sorte que les mères marginalisées et toutes les familles puissent s’exprimer, avoir confiance et recevoir le soutien des institutions. »
Pour Anna, comme pour Sophie et Rebeccah, ce sont les ornières, et non le manque d’empathie, qui constituent le principal obstacle au changement. Au Canada, les jeunes font face à des institutions qui ont été mises en place par les générations de leurs parents et grands-parents et qui semblent réfractaires à l’évolution. Peut-être que le point de vue des jeunes sur les questions sociales – que ce soit l’environnement, la justice sociale, les peines d’emprisonnement, les services de santé ou la parentalité – est le premier pas vers la réalisation d’un potentiel qui serait bénéfique pour les jeunes, certes, mais aussi bien au-delà.
21 mars 2018