Margarida Garcia : la Révolution des Œillets et la COVID-19
J’écris ce court témoignage au Portugal, le 25 avril 2020, la journée où nous célébrons le 46e anniversaire de la Révolution des Œillets. Les réflexions que je veux partager avec la communauté de la Fondation Pierre Elliott Trudeau de même qu’avec la communauté élargie entrelacent deux moments « révolutionnaires » dans ma vie.
Lisbonne, 25 avril 1974 : J’avais 12 mois et quelques jours quand le grand moment fondateur de la démocratie portugaise a envahi les rues et la place publique. J’ai grandi dans ce monde révolutionnaire et postrévolutionnaire. Bonjour Liberté, au revoir Peur, bonjour Démocratie, au revoir Dictature. Durant les mois qui ont suivi cette date historique, ma famille me dit que j’ai trouvé en moi la dextérité pour me fabriquer un petit drapeau fait d’une tige de canne à sucre et d’un morceau de tissu, pour marcher fièrement dans la rue où j’habitais avec ma grand-mère en chantant une chanson de la Révolution que j’avais apprise par cœur et qui me plaisait davantage, écrite autour d’un coquelicot, d’une mouette et d’un enfant, « Nous sommes libres » : libres de voler, libres de pousser et libres de vivre. Cette révolution a été menée de façon collaborative avec les forces armées de l’État et le peuple portugais et elle tire son nom du fait que les militaires insurgés aient occupé les rues de Lisbonne avec leurs fusils ornés d’œillets rouges dans leur canon. Ce sont les militaires qui ont proposé un programme de réinvention du pays, autour de trois D : démocratie, décolonisation et développement. Ma personnalité a quelque peu été marquée par ce moment refondateur de mon pays d’origine : si on peut utiliser une arme pour tenir un œillet et si le bras armé de l’État peut collaborer avec le peuple contre l’injustice, on peut alors réinventer le monde à partir de la devise « tout est possible ».
Lisbonne, 25 avril 2020 : De nouveau sans liberté, aux prises cette fois-ci non pas avec une dictature locale mais avec une pandémie globale qui a mis notre modernité accélérée sur « pause ». La COVID-19 rend visibles les injustices et les inégalités qui coûtent des vies tout comme la résilience et la solidarité qui émergent en temps de crise. Comment sommes-nous en train de mener cet exercice mondial de gestion d’une crise sans précédents? Je suis vraiment surprise par l’incroyable intelligence sociale que l’on observe à grande échelle et par le leadership que démontrent tant de citoyens. Cette crise nous a montré aussi que le pouvoir politique est toujours un vrai pouvoir, que le pouvoir scientifique est plus important que jamais et que chacun de nous a un pouvoir personnel de vie et de mort, que chacun de nous est capable de se responsabiliser pour le sort des autres et de faire la différence. Je nous vois aussi mettre trop d’efforts sur le visible et le comptable, sur le nombre (de morts, d’infectés, de guéris). L’espace public est vide des grandes questions que ce moment historique nous offre et nous risquons de ne pas saisir l’opportunité transformationnelle qui est devant nos yeux. L’empressement de « faire » et le désir de « résoudre » passent parfois avant la posture éthique et réflexive qui doit plus que jamais accompagner la prise de décisions. Peut-être faudrait-il ralentir un peu pour sentir nos sentiments, penser nos pensées et développer une passion pour le savoir que nous n’avons pas encore, pour élaborer les politiques publiques qui ne sont pas encore formulées et les phénomènes qui échappent encore à l’observation. Quel avenir serait possible si nous ré-imaginions le vivre ensemble et construisions notre présent, non pas en fonction de nos menaces globales, mais en fonction de nos aspirations communes pour un monde qui valorise la vie, le bonheur et l’inclusion?