Le cœur comme voie du changement
Réflexions sur la cognition du cœur en tant que vecteur de savoir et de savoir-être radicalement divergent
Par Rajdeep S. Gill et Fabiola Nabil Naguib
Un nombre croissant de personnes travaillant dans des milieux différents (recherche, politique, militantisme et art) axent leur réflexion, leur écriture et leur création sur l’état d’injustice du monde, sur la dynamique qui le nourrit, et sur les moyens de transformer leurs imaginaires, leur éthique et leurs actions. Heureusement, nous sommes de plus en plus nombreux à prendre conscience que nous sommes tous et toutes dans le même panier et à vouloir participer, localement et globalement, aux changements à apporter tant à la société qu’à notre place dans la biosphère.
Souvent, en réfléchissant ou en agissant en faveur du changement, on tombe sur des « recettes » ou des prescriptions pour penser et amener ce changement. Nous sommes nombreux·euses à avoir une opinion sur la cause de la lenteur du changement, sur ce qui permettrait d’accélérer les choses et sur le type de changements à privilégier pour apporter du changement. Faut-il mettre l’accent sur l’anticolonialisme? S’agit-il de volonté politique? Du partage et de l’accès aux privilèges? D’intersectionnalité et d’autoformation? Faut-il réinventer nos institutions? Revoir notre système économique? S’agit-il de littéracie et de justice écologiques? Où et comment agir? Les possibilités sont infinies.
Pour ce faire, il est bon d’avoir recours à différentes analyses et, surtout, d’encourager des approches diverses, originales et divergentes pour rendre notre monde et nos modes de vie plus conscients et plus justes. Il existe des écologies de la considération bien particulières, dont on parle peu dans les milieux caractérisés par un relatif accès au capital social dominant et dont les voix sont largement relayées, quelle que soit la cartographie des privilèges et du discours dans différents secteurs sociétaux donnés. Voilà plusieurs décennies que nous travaillons tous deux à l’avènement du changement. Force est de constater que l’amour ou la considération aimante sont souvent sous-estimés ou estimés hors sujet dans les milieux universitaire, militant, artistique et littéraire.
Voici les questions auxquelles nous vous invitons à réfléchir : et si l’amour était utilisé plus consciemment, plus ouvertement et plus systématiquement au titre de méthodologie du changement? Et si l’on faisait appel à ses émotions et savoirs les plus enfouis, réensauvageant son cœur pour structurer sa quête de soi et du monde? Chacun·e de nous a sa propre manière d’aborder ces questions, que nous les estimions non pertinentes ou bien essentielles. Tout au long de notre relation en tant que compagnons de route et collègues, nous avons progressivement associé la considération aimante, en tant que pratique philosophique, à une profonde quête sociale et éthique. Avec le temps, nous avons pu expérimenter, mobiliser et explorer l’amour, non seulement en tant que force personnelle, mais aussi en tant que méthodologie publique étendue et dynamique associant le sociopolitique, l’écologique, le philosophique, le créatif et le spirituel. Afin de définir l’éthique publique et connective de l’amour, nous avons créé le concept de cognition du cœur, que nous allons brièvement esquisser ci-dessous.
Nous vivons dans un contexte social capitaliste et opportuniste qui, globalement, normalise et récompense diverses formes de préjudice et de destruction. Depuis la discrimination fondée sur la capacité physique en passant par la transphobie, de la misogynie au racisme, de l’exploitation à l’occupation, de la cruauté envers les animaux à la dégradation de l’environnement et à l’extinction massive, nous sommes submergés par la violence. Développer sa cognition du cœur sous-entend de constamment resensibiliser son humanité pour contrer l’effet anesthésiant et le détachement engendrés par la violence. La cognition du cœur peut véritablement informer la compréhension intellectuelle des inégalités et de la souffrance. Non seulement cette cognition élargit les vastes possibilités qu’ouvre la littéracie émotionnelle et relationnelle, mais elle offre aussi un terrain d’intégration permettant d’envisager et d’incarner l’empathie, la compassion et la considération radicale de (et envers) une diversité de réalités et de vécus.
La cognition du cœur peut apporter des changements radicaux, elle nous pousse à agir en mobilisant une écologie intérieure plus profonde, à réfléchir par-delà nos rationalisations, notre réactivité ou nos dissonances cognitive et éthique. Ceci demande souvent une sorte de révolution intérieure épousant une quête de soi et du monde radicalement honnête. Cet examen intérieur et extérieur peut être difficile et demande de s’aventurer bien au-delà du connu, d’examiner ses faillibilités individuelles et collectives, et ses complaisances et complicités ne correspondant pas à ses valeurs ou dont on ne tire pas satisfaction.
La cognition du cœur est une forme de conscience divergente susceptible de nous sensibiliser non seulement à des modes de vie et des savoir-être iniques ou incongrus, mais aussi à ce qui est individuellement et collectivement libérateur. La connaissance essentielle de l’injustice et de la libération réside dans la considération intégrée de l’amour, de la relation et de l’éthique, dans une plus grande communauté de vie du cœur, quelque chose qui pourrait même être revendiqué en tant que site de l’incolonisable. Cette communauté du cœur est susceptible de nous éveiller profondément aux réseaux, aussi merveilleux que complexes, d’interconnexion et d’interrelation qui animent la vie. Cette expérience intime du tissu du vivant, cette offrande sacrée que partagent avec les humains des eaux, une flore et une faune généreuses, des sols et des cieux génératifs, peut susciter un ardent désir de dignité et d’épanouissement mutuels. En honorant le sacré de chacun·e et de toute vie, on met en œuvre une écologie intérieure qui rend manifeste d’immenses possibilités en matière d’imagination, de responsabilisation et de changement.