Infolettre des ancien.ne.s : réflexions des corédactrices
« ce sentiment que l’on ne peut plus compter sur ce monde, et que l’on doit créer son propre monde »
Edward W. Said dans Parallèles et Paradoxes. Explorations musicales et politiques
« Chaque jour, je parcours le chemin qui mène à l’étang, il devrait être différent, il ne l’est pas. Tout a changé, rien n’a changé » [Traduction]. Ces mots tirés du poème The Pond de Sylvia D. Hamilton résonnent profondément alors que l’étrangeté apportée par la pandémie de COVID-19 s’est lentement installée dans nos vies et nos relations quotidiennes. Le virus a profondément bouleversé nos organisations et nos sociétés, tout en renforçant les inégalités systémiques préexistantes au travers un « triage social » insidieux qui a pris diverses formes, comme le décrit l’honorable Louis LeBel. Tout a changé, mais pour un trop grand nombre de personnes, de manière très prévisible.
Alors que la pandémie révèle et exacerbe les injustices sociales, raciales et écologiques qui divisent nos sociétés, l’attention se tourne de plus en plus vers les changements transformateurs qui sont nécessaires pour parvenir à un avenir véritablement juste une fois la pandémie derrière nous. Les contributions que nous avons reçues pour le présent numéro de l’infolettre des ancien.ne.s. de la Fondation Pierre Elliott Trudeau participent à ces discussions cruciales à un niveau fondamental en présentant des perspectives épistémologiques, ontologiques, méthodologiques et éthiques sur la façon de penser et de réaliser le changement.
L’article collaboratif de Rajdeep S. Gill et Fabiola Nabil Naguib partage cette vision d’être au monde d’autres auteur.e.s féministes, queers et trans contemporain.e.s au Canada, qui prônent le recours à l’amour éthique pour analyser de manière critique cette conjoncture historique complexe. Nous pouvons observer, par exemple, des parallèles fascinants entre le concept de cognition du cœur de Gill et Naguib et la notion d’amour responsable de Kai Cheng Thom dans I Hope We Choose Love : A Trans Girl’s Notes from the End of the World (2019) en tant que méthodologies et onto-épistémologies du changement. Selon Gill et Naguib, la cognition du cœur « est une forme divergente de conscience qui peut nous sensibiliser non seulement à des modes de vie et d’être iniques ou incongrus, mais aussi à ce qui est libérateur tant sur le plan individuel que collectif » [Traduction]. Cette insistance sur la nécessité potentiellement paradoxale de concevoir des formes collectives de savoir et de sentiment est également au cœur de l’œuvre de poètes autochtones comme Joshua Whitehead et le recueil qu’il a édité Love After the End: An Anthology of of Two-Spirit and Indigiqueer Speculative Fiction (2020).
Gill et Naguib invitent les lecteurs de l’infolettre à réfléchir sur ce qui suit : « Et si nous ravivions nos connaissances et sentiments les plus profonds, en libérant nos cœurs, comme une carte pour mener une réflexion sur soi et sur le monde? » [Traduction] Cela implique un parcours éthique de bienveillance envers soi et envers les autres qui replace les questions de l’affect au centre de la réflexion critique. Les visions poétiques et critiques d’être au monde de Lucas Crawford, théoricien de l’affect lui-même, ont systématiquement remis en question les structures normatives de la connaissance et de l’être. Dans sa contribution pointue à cette infolettre, DÉCLARATION SUR LES CONTRIBUTIONS POTENTIELLES À LA DIVERSITÉ – un dossier de candidature pour un poste universitaire sous forme de poème –, Crawford livre une critique ironique de l’impact profond des propos institutionnalisés là où la diversité est trop souvent devenue un signifiant vide permettant d’effectuer des gestes superficiels temporaires d’inclusion au lieu d’un changement durable réel. Le poème se termine par ces lignes : « Oui. Étudiants. Je ne suis pas en mesure de déterminer ou de prédire ma “capacité à travailler auprès d’un corps étudiant diversifié”, mais je peux dire que je conduis ma personne désintégrée au travail, que je ne fais que de graves erreurs et que j’autorise les autres à faire de même. » [Traduction] Ici, la voix narrative place la désorientation, la vulnérabilité et l’échec comme des outils dignes d’une « réflexion sur soi et sur le monde » [traduction], pour reprendre les termes de Gill et Naguib.
En tant que chercheuse et clinicienne, Magaly Brodeur appelle également les membres de la Fondation Pierre Elliott Trudeau à effectuer un travail d’introspection, première étape essentielle pour faire face aux répercussions psychosociales de la pandémie de COVID-19. Les changements commencent par la connaissance de soi et la reconnaissance des limites de ses expériences et de ses perspectives disciplinaires, permettant ainsi l’expression de « constellations de savoirs », pour reprendre l’image évocatrice de Sousa Santos. Le développement d’alliances interdisciplinaires inattendues, comme nous y invite Brodeur, pourrait favoriser des réponses innovantes à la pandémie et aux mesures prises pour y faire face. La réflexion de l’honorable Louis LeBel sur les limites du droit et des processus judiciaires pour répondre aux inégalités socioéconomiques rendues si visibles par la pandémie illustre l’importance du dialogue interdisciplinaire pour aborder des questions complexes et multidimensionnelles.
C’est cette acceptation de l’inattendu, ainsi que le retour du familier, qui est au cœur de la contribution textuelle et visuelle de Sylvia D. Hamilton à l’infolettre. Des mélodies et des mots oubliés émergent dans ce texte, réunissant intimement le présent avec le passé dans leur banalité précieuse et leur « gamme vibrante de différences » [traduction], selon les mots d’Adrienne Rich qui ouvre cet article. La voix narrative s’interroge sur le lendemain; un avenir incertain à venir et à façonner, c’est pourquoi nous vous invitons ici à retourner dans cet espace, où « Tout a changé, le monde a changé... Il devrait être différent, il ne l’est pas, il ne l’est pas » [Traduction]. Mais il pourrait l’être.