Affects et changements : réflexions de la rédaction

Infolettre ancien.ne.s

 

« Quelle joie d’aller vers d’autres rives, même douloureuses ! »
Dany Laferrière dans Vers d’autres rives

 

Parler de la joie en temps de crise, au moment où la pandémie de COVID et les changements climatiques continuent de faire des ravages, peut sembler être un moyen frivole de fuir la réalité ou de se fermer les yeux. C’est plutôt en suivant de nombreuses traditions de l’éthique et du militantisme féministes que cette troisième édition de l'infolettre des ancien.ne.s de la FPET cherche à susciter un échange critique et créatif sur la joie d’un point de vue esthétique et éthique. Pour tenter d’habiter le difficile, selon la formulation de Donna J. Haraway, nous avons lancé notre appel à contribution en posant trois grandes questions : Comment pouvons-nous créer des espaces collectifs de joie dans une époque difficile ? La joie peut-elle constituer un outil subversif de résistance ? La joie peut-elle mener vers des changements sociaux transformateurs ? Les textes que nous avons rassemblés créent des espaces de joie et d’autres affects qui émergent de diverses rencontres : Dyane Adam, mentore 2008, et Jason Luckerhoff, boursier 2006, partagent leur joie et leur emballement en lien avec la création de l’Université de l’Ontario français(UOF), un établissement qui pourra « contribuer non seulement au développement et à l’épanouissement de la communauté francophone [de l’Ontario], mais aussi […] paver la voie à des collaborations fécondes au sein des francophonies canadienne et internationale. »

De même, Luckerhoff partage son profond attachement envers une recherche accessible et inclusive avec la présentation de la plateforme à diffusion libre Coalition Publica, « une initiative qui change la donne pour l’édition scientifique au Canada. » Nous nous ouvrons à la poésie avec Megan Daniels, boursière 2012, qui nous partage sa lecture incarnée et affective d’une œuvre du poète « beat » Jack Gilbert. Faisant écho aux mots de la mentore 2008, Sylvia D. Hamilton, le texte de Daniels témoigne de la vitalité et de la résilience de la poésie. Ce récit intime et personnel permet à Daniels de trouver dans le poème une forme de joie « qui nous oblige à participer activement » au monde, reliant ainsi directement l’affect à l’éthique à la manière de Spinoza. Jonas-Sébastien Beaudry, boursier 2009, nous entraîne encore dans le domaine de l’éthique avec ses réflexions sur son nouveau livre The Disabled Contract: Severe Intellectual Disability, Justice and Morality. Tout en observant que la logique de la pensée contractuelle laisse peu de place aux affects humains, Beaudry insuffle de l’espoir en suggérant, comme l’évoque l’Homme assis du peintre cubiste français Roger de la Fresnaye, que le contrat social peut toujours être réécrit pour établir une société plus juste et inclusive.

Danielle Peers, boursière 2011, nous a rappelé dans une édition précédente de l'infolettre des ancien.ne.s de la FPET que « cette pandémie a montré clairement que l’eugénisme, la suprématie blanche et le colonialisme sont bien vivants et étroitement liés. ». Les propos de Peers sont essentiels pour comprendre comment la colère et la rage ont constitué historiquement de puissants outils de résistance pour les communautés marginalisées de façon systémique afin de répondre à la fois aux violences immédiates et lentes (Nixon, 2013). Des théoriciennes féministes noires comme Audre Lorde ainsi que des chercheur.se.s en études transgenres comme Hil Malatino, tout comme bien d’autres intellectuel.le.s public.que.s militant.e.s, centrent leurs pratiques esthétiques et politiques sur la redéfinition de la colère et de la rage en tant qu’éléments vitaux de la vie au-delà de la survie. En même temps, toutefois, Peers dirige les lecteur.rice.s vers un autre côté de la pandémie qui est « intime, joyeux, audacieux, espiègle, irrévérencieux, radicalement interdépendant et préfigurativement handicapé. ». Beaudry, pour sa part, utilise l’art visuel comme moyen de révéler le « potentiel oppressif » de la tradition du contrat social et pour lancer une discussion sur des « arrangements sociaux et politiques » transformateurs qui rendraient mieux compte d’affects « tels que l’amour, l’attention, la prévenance, l’empathie et la solidarité avec et pour les membres vulnérables de nos familles et de nos communautés ». Après tout, comme l’ont pertinemment demandé le chercheur Rajdeep S. Gill, boursier 2006, et l’artiste Fabiola Nabil Naguib dans la deuxième édition de cette infolettre, « Et si l’amour était utilisé plus consciemment, plus ouvertement et plus systématiquement au titre de méthodologie du changement ? Et si l’on faisait appel à ses émotions et savoirs les plus enfouis, réensauvageant son cœur pour structurer sa quête de soi et du monde ? »

Comme l’illustrent les articles de cette infolettre, ainsi que la littérature théorique dans laquelle nous puisons pour ce texte de présentation, il est essentiel de démontrer comment les affects négatifs et positifs sont intimement liés, de sorte que nous devrions les considérer ensemble, comme inséparables les uns des autres. C’est cette richesse paradoxale du monde affectif qui peut conduire à l’action et au changement, comme nous l’enseigne la rabat-joie féministe de Sara Ahmed. Les affects sont en effet poreux et contagieux, nous dit Grace Nosek, boursière 2018, dans la série de balados Panel Potluck à propos du mouvement pour la protection du climat où elle a trouvé « l’amour, le rire, le chagrin, la tragédie, un espoir vigoureux et, surtout, la communauté. » Nous espérons que cette nouvelle édition de l'infolettre des ancien.ne.s alimentera les discussions au sein de la communauté FPET sur la texture complexe de la joie et des autres affects, pour reprendre les mots de l’artiste et écrivain.e Akwaeke Emezi.

 

Libe & Sophie

 

Lire l’infolettre intégrale ici

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Libe García Zarranz

  • Boursier.e 2010
  • Ancien.ne
Professeure titulaire en théorie culturelle et littérature en anglais à l'Université norvégienne des sciences et technologies (NTNU) en Norvège.
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Sophie Thériault

  • Boursier.e 2003
  • Ancien.ne
Professeure titulaire et vice-doyenne aux études à la Faculté de droit (Section droit civil) de l’Université d’Ottawa Membre du Comité exécutif…